Y a du fromage dans le carbu
Quelque part dans Paris, dans les années 80. La scène se déroule dans un restaurant à l'allure louche. Les deux personnages sont le client et le patron. Le client parle en premier.
- Dites donc mon brave, quels sont les ingrédients de base de ce plat ?
- Des pommes de terre et du Reblochon, monsieur.
- Bigre, voilà qui promet une consistance en béton ! Vous n'avez pas peur que le goût soit trop uniforme ?
- Non, nous en sommes à la cinquième version de notre plat phare.
- La cinquième ?
- Nous avons tenté plusieurs expériences afin d'améliorer la recette originale, sans succès. La recette avec le poisson cru était définitivement une erreur.
- C'était pourtant évident !
- Nous faisons tout notre possible pour effacer ce souvenir de la mémoire des clients.
- C'est très louable. Et donc qu'y a-t-il de neuf dans cette version ?
- Rien du tout ou presque. Nous avons juste rajouté différents éléments des précédentes versions qui vont bizarrement bien ensemble et nous avons complété le casting avec un bon gros morceau de lard.
- Du lard avec de la pomme de terre et du Reblochon ? Vous n'avez pas peur que l'on reste collé deux heures à son siège ?
- C'est le but, monsieur. L'expérience avec le poisson cru nous a permis de comprendre qu'il ne fallait pas faire dans la finesse. Nous avons préféré miser sur la surenchère afin de combler l'appétit et d'engorger les sens.
- Je suis un peu suspicieux mais allons-y, je veux bien tenter l'aventure ! Vous me mettez quoi avec ça ? Un bordeaux ? Un bourgogne ?
- Un blanc !
- Un blanc ? Mais vous êtes fous, ça n'ira jamais.
- C'est la tradition, monsieur. Un blanc de Savoie, même. Il pique un peu mais sa fraicheur aide à diluer le tout.
- Bon après tout, je ne suis pas à une hérésie près. Et je viens quand même déguster votre plat malgré l'avis contraire de la plupart de mes amis sur vos précédentes expériences.
- Je ne saurai moi-même leur donner tort.
- Voilà qui est honnête, tavernier. Servez moi donc ce plat avec le breuvage qui vous conviendra.
- Bien, monsieur.
Après le repas, mêmes personnages. Le client a enlevé sa ceinture et ouvert son pantalon. Il parle toujours en premier.
- Mon bon ami, je suis fourbu. Ce plat répond parfaitement aux promesses que vous m'avez faites. Je suis à la limite de l'indigestion mais je ne pouvais décemment pas laisser quelque chose dans mon assiette.
- Je vous l'avais dit que c'était addictif.
- Par contre, je me sens un peu honteux d'avoir englouti cette chose tout en connaissant les ingrédients.
- Nous ne pouvons malheureusement rien faire contre ça. C'est une question d'honneur. Mais sachez que vous n'êtes pas le seul à ressentir ça.
- Et je ne suis pas sûr de vouloir manger ça chaque semaine.
- C'est même déconseillé par la plupart des médecins. C'est, de toute façon, un produit de saison.
- Quoi qu'il en soit, je vais faire de mon mieux pour prêcher la bonne parole. Je ne suis pas sûr d'y arriver correctement, mais je vais essayer de rendre honneur à votre plat. Comment s'appelle-t'il au fait ?
- Tartiflette, monsieur.
- Tartiflette ? Quel nom ridicule !
- Nous le savons bien, mais il est déjà trop tard pour changer. Et c'est une manière d'assumer notre passé malgré les résultats fluctuants.
- Vous êtes un homme courageux. Je crois que je commence à retrouver l'usage de mes jambes. Je vais me rebrailler et faire une croix sur le dessert.
- Ce n'est pas grave. Mais laissez-moi vous offrir une petite liqueur cubaine aux formes généreuses pour finir.
- Une liqueur cubaine ? Décidément je vais de surprise en surprise !