La très convaincante scène d'engueulade du premier quart-d'heure du film, acre, amère et cassante, nous le révèle : il n'y a plus une once d'affection entre Boris et Guénia, et, si amour ou passion un jour il y a eu, ils se sont depuis longtemps évanouis. Au cours de ces deux heures, bien peu sera fait pour nous donner envie d'aimer ces personnages.
De Guénia, on saura tout, tout ce qui compte, cette grossesse inattendue, la peur d'avorter, le mariage par défaut, et, à présent, le divorce. Entre les deux dernières étapes s'est glissé un évènement irritant, porteur d'ennuis : la naissance d'Aliocha. Jeune garçon de douze ans, larmoyant, presque muet, lui qui n'a jamais reçu d'affection. Guénia le reconnait sans ambages à son amant : elle n'a jamais pu aimer Aliocha, symbole de sa vie foutue en l'air.
Le père, c'est Boris, cadre aisé sans histoires, auquel le film refuse de donner un passé, ce qui met d'autant plus mal à l'aise quant à son manque d'humanité. Car voilà le propos de l'engueulade d'introduction, terrifiant postulat de départ du long-métrage : de Guénia ou de Boris, personne ne veut la garde de l'enfant.
Et le film se construit sur ce vide. Cette absence d'amour, bien sûr, qui donne le titre au film, mais, plus loin, une absence de finalité. Que recherchent-ils, ces deux Moscovites aisés, chacun embarqué dans une nouvelle aventure avec un autre partenaire ? Qu'est-ce qui peut bien faire le sel de leur existence ? À quoi les voit-on s'occuper ? Monsieur travaille beaucoup, agent de vente dans une grande entreprise générique, genre de boulot propice à l'épanouissement. Il mange à la cantine et va au supermarché. Il aime le sexe. Il conduit sa berline. Et par rapport à son divorce, son unique préoccupation semble être le qu'en dira-t-on à son travail. Stade suprême du mauvais goût, il écoute du Linkin Park à 47 ans. Madame, elle, va chez l'esthéticienne, au restaurant, fait l'amour, s'étend sur son mariage malheureux en ne parlant que d'elle, et vit une relation destructrice avec sa vieille mère. Au-delà, un temps important est consacré à la vente de l'appartement familial, au nombre de mètres carrés, à sa situation idéale dans une banlieue à l'air sain. Deux vies, donc, uniquement tournées vers la consommation, le travail, l'alimentation, le sexe, la voiture, la propriété privée. Le vide, écrasant.
Ce portrait, bien sûr, c'est celui de la Russie actuelle, toute entière. Sans destination, sans idée nationale, sans devise. S'étant jetée, il y a 25 ans, dans les bras d'un capitalisme dénué de libertés publiques, sans conviction aucune, purement par défaut, la population motivée seulement par l'idée de gouter à ce dont elle avait été privée pendant trois quarts de siècle. Et on voit, chez cette élite de la capitale, ce confort qui tourne à vide, réputé se satisfaire à lui-même, mais ne s'assortissant d'aucun bonheur vrai.
Faute d'Amour fait mal, et il le fait bien. Il ne me laissera pas pour autant, je crois, une marque indélébile.
On voit, pendant un bon tiers du film, un groupe de recherche parti trouver l'enfant disparu. Zviaguintsev montre leur professionnalisme froid, les briefings du chef d'équipe qui rappelle la méthode, la manière dont ils organisent des râteaux en droites lignes dans les parcs, ou dont ils fouillent les ruines (d'ailleurs superbes) d'un ancien centre de sport. Aucune place n'est laissée à l'émotion. Et ces volontaires ne retrouveront finalement pas le jeune Aliocha. Le film se conclut sur des plans, quatre ans plus tard, de Boris et Guénia à présent séparés, qui vivent leur vie sans se préoccuper le moins du monde de leur fils disparu. Je suis très convaincu par le propos psychologique (sur Guénia plus que sur Boris), et par le propos sur la Russie. Mais je ne crois pas avoir saisi la nature du propos sur ce groupe de recherche associatif, qui avait presque quelque chose d'une scorie d'un film d'action. Que voulait montrer le réalisateur ?
L'autre point qui me déçoit quelque peu, c'est le peu d'espace laissé à Aliocha. Les plans où il apparait, peu nombreux, tous dans le premier tiers du film, sont convaincants, notamment celui où, dans l'obscurité, son visage semble horriblement déformé par la tristesse et les sanglots. C'est un exercice périlleux que de ne donner que peu de temps d'écran à un personnage majeur, et de ciseler, en quelques minutes, en quelques impressions, une image indélébile, touchante, un monde en soi, qui ne nécessiterait aucun ajout, mais serait suffisant pour permettre la contemplation à chaque nouveau visionnage. Et je crois qu'ici, ce contrat difficile n'a pas été rempli. Il aurait fallu construire un portrait en creux, donner des éléments qui permettent de comprendre et de se pénétrer de la volonté de fugue. Pour que, véritablement, Aliocha continue d'être présent dans chaque scène, alors qu'il n'apparait plus à l'écran. On aurait dû pouvoir ressortir du film armé de son point de vue, du point de vue des enfants fugueurs, tout comme Guénia nous donne à ressentir le point de vue des femmes mal-aimées et mal-aimantes. Ici, au contraire, l'image est trop ténue, et nous empêche de nous sentir à la place de l'enfant.