Chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour mêle suspense, critique sociale et exploration des dynamiques de couple. À travers les yeux de L.B. Jefferies, magistralement interprété par James Stewart, une simple fenêtre se transforme en écran sur le monde, révélant les subtilités de la vie quotidienne et les secrets les plus intimes du voisinage.
– Une télévision ? – C’est bien mieux que des fenêtres ! (The Trollenberg Terror)
Une journée sans télé, c’est comme un repas sans pinard. (La Grande Lessive)
Assis dans un fauteuil roulant, un homme plâtré tient à la main un appareil photo muni d’un long objectif. Il semble absorbé par ce qu’il observe à travers une fenêtre donnant sur une cour d’immeubles. À ses côtés, une femme se tient debout, habillée d’une robe noire ajustée à la taille, une expression d’anxiété sur le visage. Face à eux, c’est un spectacle du quotidien qui se déploie : les voisins sont visibles, vaquent à leurs occupations, flattant malgré eux l’imagination de ceux qui les épient.
Le héros de Fenêtre sur cour, le photographe de presse L.B. « Jeff » Jefferies, mène une enquête voyeuriste sur ses voisins, utilisant son outil de travail comme un objet d’investigation. Conçu et mis en scène par le maestro du suspense Alfred Hitchcock, et inspiré d’une œuvre littéraire de Cornell Woolrich (sous le pseudonyme de William Irish), le long métrage fut dévoilé pour la première fois en 1954 sur le sol américain, à une époque où la télévision s’implantait peu à peu dans les foyers.
L.B. Jefferies, incarné par l’excellent James Stewart, est soumis à une situation d’infortune, avec une immobilisation forcée dans son appartement, suite à un accident survenu lors d’un reportage sur un circuit automobile. C’est depuis un unique observatoire, sa fenêtre, qu’il va prendre le parti, pour tuer le temps, de scruter la vie quotidienne de ses voisins. De ce fait, son point de vue va prédominer durant l’ensemble du récit, le spectateur étant contraint de l’adopter en profitant, lui aussi, de cette vue imprenable sur l’intimité des appartements adjacents. Le génie d’Alfred Hitchcock se manifeste notamment dans l’usage de gros plans expressifs du visage de James Stewart, afin de transmettre les divers états d’âme de son personnage, qui oscille entre un voyeurisme divertissant, quand il est confronté à des scènes quotidiennes banales, et une terreur muette, impuissante, par exemple face à la menace planant sur sa compagne, intruse dans l’appartement d’un individu qu’il suspecte d’être un assassin.
Il n’en faut pas davantage pour que cette fenêtre indiscrète se transforme en une sorte de toile cinématographique, sur laquelle se projette l’existence des résidents voisins. La configuration scénique invite en effet à l’analogie, comme en attestent les nombreuses analyses produites sur le sujet. La technique narrative du champ-contrechamp, l’usage intensif de la caméra subjective, la vision tardive plus objective et panoramique, tout semble concorder pour faire du photographe de presse un spectateur curieux et même inquisiteur, dont le divertissement occasionnel va se muer en passion obsessionnelle. Mais l’œuvre, d’une richesse inépuisable, supporte d’autres lectures, tout aussi passionnantes.
Comme à la télévision
L’année 1954, celle de la sortie de Fenêtre sur cour, marque un tournant pour l’industrie cinématographique hollywoodienne, qui est confrontée à l’impérieuse nécessité de réinventer son modèle d’affaires en réponse à l’avènement de la télévision et la baisse de fréquentation des salles de cinéma. Le public a en effet tendance à délaisser le grand écran pour la petite lucarne, et les statistiques corroborent ce sentiment. Alors que les cinémas américains enregistraient environ 8 millions d’entrées par semaine durant la Seconde Guerre mondiale, ce chiffre a drastiquement diminué à moins de 4 millions en 1954. Parallèlement, l’industrie télévisuelle a connu une expansion vertigineuse, puisque le nombre de récepteurs est passé de 4 millions en 1950 à plus de 20 millions au moment de la sortie du film d’Alfred Hitchcock. Le petit écran prend ainsi rang parmi les nouveaux appareils ménagers prisés, aux côtés de la machine à laver et de l’aspirateur.
Fenêtre sur Cour, à sa manière, fait état de cette nouvelle réalité médiatique. Pendant sa convalescence, Jefferies n’a rien d’autre à faire qu’observer ses voisins, en baladant son regard d’une fenêtre à l’autre. Sa position de spectateur avide de nouveautés est une puissante métaphore du téléspectateur zappant entre différents programmes – bien que la première télécommande n’apparaîtra que plusieurs années plus tard. La télévision fragmente et structure l’expérience visuelle. Alfred Hitchcock produit un commentaire critique sur ce phénomène par l’intermédiaire de son protagoniste, soulignant les changements dans les habitudes de consommation du divertissement.
Il y a fort à parier que si la télévision avait été davantage implantée dans les foyers américains en 1954, Jefferies se serait probablement trouvé absorbé par la lueur hypnotique de son poste. Avec nonchalance, il se serait laissé distraire par l’une ou l’autre émission et aurait conjuré l’ennui en passant d’un programme à l’autre au gré de ses humeurs. Mais voilà, Fenêtre sur Cour préfère procéder par allusion. Il transforme chaque spectateur en un complice de James Stewart : un voyeur qui s’ignore. Le zapping à l’œuvre dans le film d’Alfred Hitchcock n’est autre que celui de l’intimité, de la sphère privée.
Au nom du couple
L’encadrement d’une fenêtre, une cour intérieure, plusieurs appartements en vis-à-vis, il n’en faut pas plus au maître pour radiographier le couple et révéler des scènes de la vie quotidienne : disputes, solitude, frivolité, détresse… Ces vues agissent comme autant de miroirs indiquant à Jeff ce que pourrait être sa propre vie s’il se décidait à épouser Lisa. Mais un reporter-photographe manifestement téméraire peut-il se résoudre à une vie conjugale bien rangée ?
Le petit écran tend à renforcer l’idéal domestique. Il influence les normes sociales et culturelles. Les programmes télévisés sont à l’époque souvent centrés sur la cellule familiale. Ils renforcent les stéréotypes de genre, avec des implications profondes sur la perception de la femme dans la société. Ces contenus, diffusés à des heures ciblées, cherchent à consolider les rôles traditionnels dévolus aux hommes et aux femmes, par exemple en présentant ces dernières comme des fées du logis dépendantes d’une autorité masculine. La publicité abonde dans ce sens, et les soap operas, bien que montrant pour les besoins de leur intrigue une image plus contrastée de la famille, mettent en scène des personnages masculins ne manquant jamais de régler les différents problèmes familiaux et de rappeler à tous, et avant tout aux femmes, les prescriptions auxquelles se conformer.
Fenêtre sur Cour est (évidemment) un peu plus subtil. Le film propose une version critique de l’idéal suburbain de l’époque et remet en question les stéréotypes de genre. Lisa, nantie et séduisante, est présentée comme une femme indépendante et influente, en contradiction avec l’image canonisée de la mère au foyer. D’autre part, Jeff se trouve dans une situation inconfortable, diminué, l’obligeant à adopter un rôle plus souvent associé aux femmes (il reste à la maison, contraint à la passivité et la domesticité). Ces éléments contribuent à densifier le film et à l’inscrire un peu plus en réaction (plutôt qu’en résonance) à son époque.
Le « split screen » constitué par les fenêtres des appartements voisins permet d’illustrer les fantasmes, les appréhensions et les pulsions de Jeff, en plus d’exposer les diverses conceptions de l’amour et de ses vicissitudes. Par-delà les murs de son immeuble, le photographe de presse peut projeter son imaginaire, lui dresser un sanctuaire, lui sculpter des totems en vertu desquels même la fiction criminelle prend vie. Quand elle transcende la barrière de l’écran putatif en s’invitant dans l’immeuble d’en face, Lisa insinue subtilement dans l’esprit de Jeff, alors fébrile, l’idée du mariage, en arborant une bague à son doigt. La boucle est bouclée : après avoir assisté, à partir d’un poste d’observation privilégié, au spectacle amoureux ou solitaire du quotidien, non sans y avoir injecté ses propres affects, Jefferies est mis face à la réalité : celle d’une relation en pointillé, un work in progress… qui ne progresse plus.
Que cela soit à travers la mise en abîme du cinéma et de la télévision, par le truchement des représentations du couple ou à la faveur de variations opérées autour des codes et archétypes sociaux, Fenêtre sur Cour demeure une œuvre vertigineuse, plurielle et d’une profondeur abyssale. Mise en scène au cordeau – l’ouverture, normative, reste absolument parfaite –, incarnée avec brio, elle nous offre des grilles d’analyse potentiellement infinies, mais toujours passionnantes.
Article publié sur RadiKult'