Fermer les yeux
7.1
Fermer les yeux

Film de Victor Erice (2023)

Je suis le ténébreux, le veuf, l’inachevé.

La sortie de Fermer les yeux est à proprement parler un événement dans le monde cinéphile : parce qu’Erice n’avait proposé aucun long métrage depuis 31 ans, mais aussi, et surtout, parce que la densité de son récit s’adressera à ceux qui connaissent son œuvre et sa vie, riche de films mémorables et endeuillée du terrible silence de projets avortés.


A 83 ans, le cinéaste propose donc des retrouvailles en forme de regard rétrospectif : le titre de son film semble inciter à la cécité, ou du moins la cessation des activités, que ce soit dans le film en abyme ouvrant le récit, intitulé Le regard et l’adieu, où un vieil homme souhaite qu’on retrouve sa fille pour qu’elle pose sur lui un dernier regard avant sa mort, ou dans celui qui l’encadre, saturé de manques, de deuils, de regrets, d’absence et d’inachèvement.


La tonalité funèbre infuse directement la mise en scène et l’esthétique d’un film âpre, voire mal aimable pour qui se souviendra des superbes clairs obscurs et trouées de lumières dorées qui transcendaient L’Esprit de la Ruche ou Le Sud. Erice impose, dans toute la première partie, une photo grise et froide, un découpage par plans fixes et champs /contre-champs dépouillé de tout artifice, austérité générale accentuée par un étirement du temps dans lequel les personnages se livrent au désenchantement. Le monde dans lequel ils évoluent est devenu une sorte de musée de leur mémoire blessée, où les remises, les boîtes en fer blanc, les garde-meubles et les brocanteurs délivrent des objets poussiéreux, condensés d’émotions lointaines auxquels on ose à peine encore se confronter. La télévision a pris le relais sur le cinéma, dans une grisaille désincarnée, et la beauté elle-même semble ne plus pouvoir s’offrir, comme le confie Ana, qui s’est lassée des chefs-d’œuvre qu’elle commente à répétition dans ce musée du Prado dont nous ne verrons que la cafétaria.


À cette grisaille s’ajoute le cœur même de la fiction, concentré autour d’une absence non résolue, la disparition d’un acteur au beau milieu d’un tournage 20 ans plus tôt (on pense beaucoup aux obsessions de Paul Auster dans cette intrigue), et dont les ravages sont encore patents : ce film inachevé renvoie à cette suite du Sud qu’Erice n’a jamais pu tourner, tout comme au projet La promesa de Shanghai dont le développement semblait pourtant prometteur (Shanghai par ailleurs ville au centre du film en abyme), balafres qu’Erice transmue en pulsation mélancolique de destins voués à composer avec le manque. Rien ne semble pouvoir advenir, dans des vies bloquées à un stade antérieur à ce qui avait pu être autrefois atteint, des activités sans but « sans peur et sans espoir », des roulottes en voie d’expulsion, des scripts jetés à la corbeille ou des émissions dont on ne regarde que les premières minutes.


Ce requiem sans lumière a de quoi décourager un spectateur embarqué dans une odyssée de près de trois heures, d’autant que l’écriture peut, par instant, s’avérer un peu surlignée, particulièrement dans les considérations sur le cinéma (le personnage de Max et sa nostalgie de l’argentique, le folioscope sur l’Arrivée du train en gare de La Ciotat…)


Patience : à l’image du cinéma de Ceylan, dont la durée est la condition d’un accès à un plus haut sens, le film délivre quelques bribes d’émotions avant de nous conduire vers l’ascension vertigineuse de sa troisième heure : des airs de musique, quelques images fanées, et des phrases sibyllines appelant à outrepasser la mémoire par l’éveil de l’âme. Dès lors, un frimas vient discrètement chauffer une imagerie en voie d’ensoleillement : l’arrivée dans ce Sud si convoité dans le film éponyme, le cadre de plus en plus rapproché sur des visages dont on reconnaît l’innocence lointaine (celle d’Ana Torrent, superbe, 45 ans après L’Esprit de la Ruche), et le recours à un langage non figuratif pour laisser parler le cœur : la musique, bien sûr, mais aussi l’agilité à confectionner un nœud marin ou, évidence formulée dès le départ, le regard.


La bouleversante scène du repas, où les yeux se croisent, s’appréhendent ainsi comme un véritable précis de décomposition du film - voire de l’œuvre toute entière d’Erice, qu’on pense aux regards des enfants dans ses deux précédents films. Celui qui cherche la reconnaissance admet ne pas savoir interpréter le regard de l’autre, et quelle part de fantasme irrigue ce qu’il y voit, fascinante réflexion sur la place du spectateur face au film, dans lequel il projette autant de lui que ce qui l’est sur la toile.


La mer, la chaleur, la pluie reprennent leur droit, et le lyrisme de quelques images, comme le linge au vent, devant deux hommes blanchissant une façade invite la clarté à faire son retour. Mais il faudra, pour parachever les enjeux, affronter l’inachevé et conjurer l’amnésie, retourner dans la salle obscure.


Cette coda vertigineuse va autant travailler la clôture narrative (la fin du film en abyme, la réunion finale du récit encadrant) que la question du prolongement par le lien fécond entre les espaces de l’écran et de la salle, où le protagoniste a dirigé, tel un metteur en scène, la place de chaque spectateur, dans une liturgie conviant les protagonistes, les proches, la journaliste et même les bonnes sœurs. L’échange entre les deux films se fait ainsi par le regard porté sur les spectateurs, et la manière dont ils se tournent vers le destinataire d’une œuvre de fiction supposée le remettre en lien avec un réel oublié, par un nouveau champ/contre-champ bouleversant qui trouvera son apogée dans un regard caméra palimpseste : adressé aux spectateurs de la salle, qui braquent à leur tour leur regard vers l’homme à guérir, mais aussi bien évidemment à nous, invités à cette cérémonie où se chante la foi dans la lumière projetée sur la toile. Un éblouissement à l’issue duquel il faudra fermer les yeux, pour garder en nous ces fragments de clarté capables d’éveiller l’âme.

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le 28 août 2023

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Sergent_Pepper

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