Ferrari
5.9
Ferrari

Film de Michael Mann (2023)

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1991, le journaliste et écrivain Brick Yates publie Enzo Ferrari – The Man and the Machine. Immédiatement, Michael Mann ambitionne d’adapter cette œuvre somme sur le fondateur de la plus célèbre écurie de course du monde. Annoncé puis annulé à de nombreuses reprises, faisant successivement passer le rôle titre entre les mains de Robert De Niro, Christian Bale et Hugh Jackman, cette adaptation signée par Troy Kennedy Martin, scénariste décédé en 2009, voit enfin le jour et marque le retour quasi inespéré de Michael Mann au cinéma.

Huit ans nous séparent du précédent film de Michael Mann. Avec Blackhat (Hacker), le cinéaste nous avait laissés sur un sommet de mélancolie contemporaine. Parachevant son exploration, à la fois visuelle et thématique, du numérique amorcée au début des années 2000, ce dernier film en date exploitait frontalement et merveilleusement la contamination baudrillardienne du réel par un double numérique. Le personnage de pirate informatique incarné par Chris Hemsworth utilisait le pseudonyme spectral de « ghostman », le montage se jouait des sauts géographiques alors que l’antagoniste déclarait qu’il lui arrivait de se réveiller sans savoir dans quel pays il se trouvait ni même qui il était. Autant dire que le film, reçu tièdement à l’époque de sa sortie, illustrait avec quelques années d’avance la tragédie du monde moderne numérisé. Un monde devenu impossible à cartographier, échappant à la réalité tangible et se résumant à des canaux d’informations abstraits. Le monde du capitalisme létal. Huit ans plus tard donc, Ferrari marque un très net retour au réel, ce qui ne l’empêche pas de s’inscrire avec cohérence dans la filmographie de Michael Mann, loin de là.

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Le cinéaste s’est déjà frotté à des figures historiques par le passé. Mais si Ali embrassait dix ans de la vie de Mohammed Ali, l’intrigue de Ferrari se concentre sur quelques mois de 1957. La marque existe alors depuis une décennie et celui qu’on nomme le Commandatore a perdu le seul fils né de son union avec Laura depuis un an. C’est en 1957 que les écuries rivales menacent concrètement le constructeur italien : l’édition annuelle des 24 Heures du Mans voit les quatre premières places occupées par des pilotes de Jaguar. Alors que la faillite menace l’entreprise et que Laura Ferrari est sur le point de découvrir l’existence de Piero, un fils né d’une union caché entre Enzo et Lina Lardi, seul un triomphe à la mythique course d’endurance Mille Miglia permettrait à la marque de se remettre en selle.

La temporalité resserrée du récit et les quelques libertés chronologiques que s’offre film (qui anticipe les négociations avec Fiat et Ford de plus de 5 ans) l’expriment clairement : Michael Mann ne prétend pas signer un biopic englobant avec Ferrari. Le réel dans lequel s’inscrit le film est d’ailleurs loin de se résumer à son cadre historique et à ses fausses allures de biopic. Si nous évoquions un net retour au réel, c’est un réel en tant que matérialité que nous évoquions. La filmographie de Michael Mann est effectivement marquée par un ancrage matérialiste. En témoignent les saisissantes séquences d’ouverture et du braquage de son premier long-métrage de cinéma, Thief, qui portent en elles une déclaration d’intention. Mutique, le personnage de Frank interprété par James Caan n’existe que par son action et sa relation à la matière. L’acier est percé, brûlé ; le savoir-faire et le contact matériel gagnent une dimension existentielle. Si le personnage de Frank nourrit le projet d’une autre vie, il est très rapidement rappelé à son cadre strictement opérationnel. Par la suite, l’immense majorité des personnages manniens adopteront ces caractéristiques et se définiront par un dévouement total à l’activité (manuelle) dans laquelle ils excellent.[1]

La figure d’Enzo Ferrari correspond parfaitement à cet archétype du professionnel. Obsessionnel, il ne répond qu’à ses propres règles perfectionnistes au point d’imposer sa déontologie romantique à ses pilotes et à ses collaborateurs. Limité par les lois de la physique qui ne permettent pas à deux objets d’occuper le même espace au même moment, un coureur automobile aux commandes d’une Ferrari doit accepter d’être le dernier à lever le pied, prenant ainsi le risque de mourir sur le circuit. Si l’œuvre de Michael Mann a souvent été analysée par le prisme du marxisme ou de la philosophie d’Herbet Marcuse, il est impossible de ne pas penser à Matthew B. Crawford devant Ferrari. Tout comme Mann dans Blackhat, Crawford met en garde contre un monde moderne qui fait fi de la réalité matérielle au profit d’une réalité d’informations. Penseur contemporain réhabilitant le travail manuel et le contact avec la réalité sensible, l’auteur de l’Éloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail écrivait en 2020 des propos correspondant parfaitement à la figure du Ferrari mannien :

« L’art de conduire est une pratique susceptible d’atteindre un niveau d’excellence étonnant et de mettre en exergue certaines des qualités humaines les plus impressionnantes (et les plus troublantes) : l’audace, l’élégance et l’agressivité. C’est pourquoi les sports motorisés occupent une place de choix dans l’anthropologie que j’entends développer. Le sport relève du domaine du jeu, qui est exempt de toute considération d’utilité. Il met en scène les sommets de la performance humaine, des pics d’excellence qu’il est bon de ne pas perdre de vue au moment d’esquisser une vision plus panoramique de l’expérience. En outre, les sports motorisés peuvent contrebalancer la perte latente de tonus vital qui accompagne la paix et la prospérité. L’énergie guerrière du sport automobile nous offre un aperçu d’une dimension de notre nature qui est aujourd’hui victime d’atrophie, pour le meilleur ou pour le pire. » [Matthew B. Crawford – Prendre la route : Une philosophie de la conduite]

Au moment où démarre Ferrari, Enzo est justement hanté par la mort de son fils Dino, atteint de la myopathie de Duchenne, une maladie dégénérative se caractérisant par une atrophie musculaire. La conduite et le jusqu’au-boutisme qu’il impose à son équipe participe de cette anthropologie de la performance guerrière. Exaltation de la mécanique, expérience des limites ; le film entier se voit traversé par ce souffle ambivalent, incarné par un personnage constamment en mouvement, que ce soit d’une maison ou d’une femme à une autre.

Économiquement, la quête d’absolu d’Enzo s’avère également exempte de toute considération d’utilité, pour reprendre les termes de Crawford. Elle n’autorise aucun compromis, et ce au détriment des lois du marché. Sa focalisation sur les courses, véritable gouffre financier, le rend sourd à la réalité comptable de l’entreprise qui devrait quadrupler sa production pour se maintenir à flot. Vendre des voitures ne l’intéresse pas. Les dessiner pour les perfectionner et viser un maximum de records, voilà ce qui l’anime. « Jaguar fait des courses pour vendre des voitures », dit-il avant d’ajouter « Ferrari vend des voiture pour pouvoir faire des courses. » Par ces paroles, Enzo Ferrari revendique un horizon qui dépasse totalement celui de la croissance économique aliénante, cause de la perte d’un bon nombre de personnages des films de Mann.

C’est sans doute dans Ferrari qu’apparaît le plus concrètement ce qui ne faisait que sourdre dans l’ensemble de la filmographie de ce dernier. Alors que Maserati est sur le point de battre un record établit par Ferrari, Michael Mann signe l’une des séquences les plus révélatrices de sa carrière. Assis dans une église proche du circuit, Enzo et plusieurs de ses collaborateurs assistent à un prêche. Alors que le curé explique que Jésus aurait travaillé le métal plutôt que le bois s’il était né à leur époque, les fidèles rivent leurs yeux sur leur chronomètre après avoir entendu le coup de feu annonçant le départ du pilote de Maserati. S’en suit un montage alterné entrecoupant le prêche de plusieurs plans nerveux sur le bolide rival. L’alternance entre le prêche (au propos déjà explicite) et les vrombissements du véhicule concrétise le lien que Michael Mann a toujours esquissé entre matière et transcendance : le moteur hurle et gagne une dimension spirituelle totémique. Ce lien entre art (spirituel) et matière se voit encore souligné par l’une des plus belles répliques du film, lorsque devant un plan de moteur, Enzo explique à son fils caché que « si une chose fonctionne bien, il y a de fortes chances pour qu’elle soit belle. »

Lorsqu’il revient sur l’ensemble de la carrière du cinéaste, Jean-Baptiste Thoret explique que les personnages manniens souffrent tous « d’un rapport problématique à leurs programmes existentiels respectifs »[2] au sens où leurs aspirations existentielles finissent toujours par menacer leur programme vital. Dans Heat, le personnage de Neil McCauley renonce effectivement à son projet de vie confortable (un exil amoureux) pour sauver l’honneur du groupe dont les codes ont été bafoués par Waingro. De la même manière, Wigand voit sa famille le délaisser au moment où il épouse son combat pour révéler la vérité dans The Insider (Révélations). Dans Ferrari, ce dilemme se complexifie encore. La quête de perfection d’Enzo ne fait pas que menacer la vie des pilotes, elle met en danger la pérennité de l’écurie. À cette première tension s’ajoute une autre donnée existentielle problématique : la quête pour établir son fils illégitime en héritier Ferrari. La place centrale qu’occupe ce motif permet à Mann d’entremêler les enjeux. Marquée par le décès de son fils unique, Laura Ferrari est intraitable dans sa gestion des comptes de l’écurie. La révélation de l’existence de Piero compromet ainsi directement les plans de sauvetage économique conçus par Enzo. L’équation semble insoluble : l’accord de Laura est indispensable pour sauver Ferrari, qui perdra son ADN si Enzo n’a aucun héritier à qui léguer l’entreprise. Son existant n’ayant de sens que si l’écurie domine le monde du sport automobile, le Commandatore se voit obligé de sacrifier sa vie sentimentale.

Formellement, Ferrari ne prétend pas poursuivre les expérimentations numériques amorcées par Michael Mann avec Ali en 2001. Si l’on retrouve ses très gros plans décentrés, son fétichisme pour les carrosseries et sa maîtrise lors des séquences de courses synesthésiques, le film ne prétend pas répéter le style expressionniste de Manhunter, Collateral, Miami Vice ou encore Blackhat. Familial, l’enjeu dramatique central se développe essentiellement par les dialogues. S’ils sont assurément moins trépidants que dans The Insider, ils sont remarquablement portés par Adam Driver et Penélope Cruz, qui permettent au film de gagner une ampleur émotionnelle. On ne peut malheureusement pas en dire autant Shailene Woodley, qui manque de rendre ce dilemme amoureux déchirant. Certains critiques s’arrêteront sans doute à ce classicisme dominant. Nous préférons souligner la beauté la quête de légitimation de l’héritier qui englobe l’entier du récit, et saluer la revendication de l’animisme cinématographique de son auteur.

[1] Sur le sujet, nous vous renvoyons au récent podcast du Saloon entièrement consacré à la carrière de Michael Mann auquel nous avons participé.

[2] Michael Mann : mirages du contemporain, Flammarion, 2021

Cygurd
8
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le 28 déc. 2023

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Film Exposure

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