Anatahan a polarisé deux réceptions critiques contraires selon qu’il fut visionné au Japon et aux États-Unis, pays qui le blâmèrent ouvertement, ou en France, aussitôt découvert aussitôt acclamé comme la perle rare d’un auteur mal compris et invisibilisé. Le long métrage déconcerte par sa voix off en langue anglaise qui à la fois redouble les propos tenus par les acteurs japonais, et donc par leur personnage respectif et laisse entendre la voix du cinéaste, Sternberg assurant lui-même la narration. Un tel procédé, des plus singuliers au cinéma, rejoint l’approche esthétique d’une Marguerite Duras qui cherche la désynchronisation du son et de l’image, le point de vue externe, la polyphonie et le dialogue entre les mots.
L’étrangeté produite réside alors dans le décalage entre une démarche documentaire et la construction d’un espace factice, en témoigne l’un des cartons du générique d’ouverture qui revendique cette fausseté en précisant que tous les décors sont en studio ; sans oublier que ce générique d’ouverture est capté derrière un aquarium où nagent des poissons rouges, métaphore amusée de l’entreprise poursuivie ensuite, qui rappelle aussi que Sternberg a essentiellement représenté, sa vie durant, le spectacle et ses coulisses. Le microcosme insulaire fonctionne tel un cabaret : les hommes se laissent gagner par la fièvre, boivent de l’alcool, chantent et dansent et désobéissent jusqu’à tomber sous le charme de la belle Keiko, la « reine des abeilles » qui métaphorise le désir masculin isolant les hommes de la réalité. Dès lors, la rivalité amoureuse constitue une transposition d’un contexte militaire inopérant en raison de l’attente d’un ennemi qui jamais ne vient ; le cinéaste s’intéresse alors à l’ennemi intérieur, au démon qui sommeille en chacun des soldats, auxquels s’allie Sternberg lui-même, ses plans témoignant d’un érotisme puissant à l’égard de la femme-volcan. Il anticipe en cela la démarche de Bruno Dumont avec Flandres (2006).
Anatahan rend hommage aux égarés, aux laissés-pour-compte, ainsi qu’à la toute-puissance de la fiction comme échappatoire à une réalité décevante. Une très belle réussite.