Calme
Avec ce film je découvre le cinéma de Kelly Reichardt et je dois dire que j'ai tout de suite été envoûté par ce qui sera, pour moi, l'élément marquant du film : son calme. On a un western sans bruit...
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le 16 janv. 2021
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L’image est terne, le temps est gris. L’hiver éprouve les corps. Tout est sale, texturé, du sol boueux au dessous des ongles de Cookie, dont les mains fines tremblent de froid. Un froid palpable par les corps couverts mais fragilisés, les branches nues, l’air bleuté. La pellicule fait fourmiller l’organique des paysages : le ciel, la forêt, les arbres, les feuilles. Tout vit lentement dans First cow. Les choses ont un rythme d’autrefois. Un rythme végétal, animal. Si tout est sale, tout demeure doux. On est loin. Loin du monde, loin de Londres, loin de Paris, loin du Léon Breton. C’est avec ça que ces hommes doivent vivre. Ils sont loin de la mode, de la beauté, du rêve, du berceau de la civilisation. Ils n’ont jamais été autant cosmopolites et isolés.
La nature fatigue les peaux, mais il n’y a pas d’entraide, pas d’organisation sociale équitable. Tout se marchande. Un toit, une terre, un outil, un biscuit, une vache. C’est cela la terre d’opportunité dont l’on entend parler. L’opportunité n’est pas humaine, elle est marchande. C’est dans ce monde, que deux hommes se rencontrent, Cookie et King-Lu. La confiance et le partage sont naturels entre eux, et donnent lieu à une vie conjugale. Instinctivement, l’un taille du bois, l’autre nettoie et amène des fleurs. Sans doute reviennent-ils tous deux d’un long voyage qui les a déraciné, ce qui expliquerait qu’un besoin d’entraide prédomine chez eux. Ce chinois qui a vu le monde, King-Lu, comprend l’idée libérale et décide d’y faire sa place. Notons que la motivation première est avant tout la survie. Intégrer l’Amérique c’est d’abord intégrer ses codes. Il emmène Cookie, plus empoté, plus innocent, mais plus talentueux de ses mains. Cookie a quelque chose qui n’a pas de valeur, il sait ramener le souvenir des recettes de grands-mères dans les assiettes de pionniers bourrus. Il sait réchauffer les cœurs avec peu de choses.
Le marché du lait a commencé par un vol, perpétré par deux amis qui voulaient lui survivre. Le lait est volé par celui qui sait ce qu’est une vache, qui sait lui parler, la traire, et travailler sa production. Il respecte celle qui lui offre sa nourriture par une gratitude sincère, directe. Là où le propriétaire de la vache demande un clafoutis à celui qui n’a rien. Un propriétaire qui n’est jamais confronté à la production et qui croit sûrement à un miracle. Voilà d’où vient l’exigence du propriétaire, d’un caprice. Il faut du lait pour faire un clafoutis. Il faut une vache pour faire du lait. Qui a le lait ? Qui a la vache ? Le propriétaire est le patron qui n’a aucune idée de comment l’ouvrier travaille, aucune idée que pour le satisfaire ce même ouvrier devra le voler. La vache n’a d’ailleurs pour lui que peu d’un être vivant. Elle est avant tout un élément de marchandise, de laquelle il extirpe toute forme d’empathie ou de considération. Elle n’a pas été amenée en Amérique comme cadeau à la communauté. Elle est un outil de marchandisation, de troc, un dollar avant l’heure. Cette vache nouveau modèle est la fin des fermiers d’autrefois. Elle n’appartient plus à un fermier. Elle appartient à celui qui met en scène sa marchandisation, celui qui saura le mieux mettre à profit son capital. Ce propriétaire au costume plus impeccable que ses concitoyens proches, au chapeau haut de forme d’un futur Oncle Sam, est l’incarnation de la grande idée américaine, que tout peut être capitalisé. Il est la preuve que la valeur intrinsèque, initiale et finale, de la loi toute puissante de la propriété et du capital, est le vol. Celui qui possède un bien, un toit, une terre, un outil, un biscuit, une vache, peut, sans rien connaître de l’objet qu’il possède, en tirer un profit. Posséder c’est acheter son droit individuel, et sa légitimité par la loi. Ainsi l’Homme a ce qu’il veut. En contradiction avec ça qu’ont donc ces deux héros que le film s’évertue à nous faire suivre ? Et bien une de ces choses qui semble échapper au capital : l’amitié.
Si l’oiseau a le nid, l’araignée la toile, l’Homme a l’amitié. C’est la citation qui ouvre le film et qui en effet lui apporte une lecture radicale. C’est d’abord la question élémentaire de la particularité humaine. L’Homme est Homme par sa capacité à se lier naturellement, instinctivement, sans discours, sans grande communication, à un semblable. Cette rencontre entre ces deux hommes c’est avant tout cela. Le soutien empathique, sensible, organisé, de l’un vers un autre suffit à faire société. Le libéral pourra bien acheter tout ce qu’il voudra, certaines qualités profondément humaines lui échappera toujours. Tout est donc une question de profondeur. Si la qualité appartient suffisamment profondément à l’être humain alors elle échappe au Capital. Voilà donc l’information que nous affiche Kelly Reichardt : le Capital, et la logique de l’économie libérale, contrairement à quelque chose comme l’amitié, n’est pas une chose innée, naturelle chez l’Humain.
Le retour aux sources de ce qui a fait l’Amérique, à savoir les vaches, qui feront les futurs fameux cow-boys, est ainsi primordial pour qui veut comprendre d’où vient ce système. Il a toujours été une manipulation, qu’il fallait dès le début voler, si l’on voulait se nourrir et nourrir ses semblables, si l’on voulait réchauffer les cœurs. L’idée simple mais géniale de la « première vache » est le prétexte à traiter d’une phase de l’histoire en transition, proto-capitaliste. La vache n’a jamais été, sur le territoire américain, une vache. Elle a toujours été une marchandise. Sauf peut-être dans le regard et les gestes bienveillants de Cookie, qui s’inquiète pour son mari-taureau ou son enfant-veau, morts pendant le voyage. Cookie est, parmi les hommes westerniens, un homme dévirilisé par la réalisatrice. Il est un homme doux, qui ne hurle pas, qui s’occupe d’un bébé pendant que les autres se tapent dessus, qui cuisine des petits beignets avec du miel, qui passe le balai et apporte des fleurs dans la maison. Il n’a pas d’arme à feu et ne monte pas un cheval – soit les deux attributs historiques westerniens du mâle –.
Kelly Reichardt rappelle bien que la survie aigre de tous ces hommes qui ont froids et n’ont rien, est organisée par une classe, militaro-commerciale, qui possède leurs biens avant eux. Aucune valeur marchande ne passe sans avoir été introduit d’abord par cette classe. On le voit à plusieurs reprises, cette classe est défendue et maintenue par l’arme à feu. Avant d’être des bourrus sauvages, ces hommes sont des opprimés. Le précaire et le doux n’a donc que l’amitié comme foyer. L’esclavagisme des amérindiens par la civilisation blanche était la première étape. La seconde sera l’esclavagisme de l’être humain, dans sa globalité, par ce que représente la vache, à savoir un capital. La première vache n’a jamais été sur le sol américain que l’ombre de la vache qu’elle fut dans sa Bretagne léonarde d’origine. D’ailleurs l'arrivée de la vache est solennel sans l'être. Pour la simple raison que ce n'est un événement que pour celui qui sait en voir la valeur marchande. C'est bien pour cela que – comme le souligne l'un des personnages – Dieu n'a pas mis de vache sur ces terres. L'acte de vachisation de l'Amérique est bien un acte humain intéressé et non divin spontané. Tout comme le chien que l'on voit en introduction du film, qui est par excellence un animal docile créé par l'Homme, aboutissement de croisées volontaires, reconnu par son créateur même comme son meilleur ami – contrairement aux loups sauvages que croisera Cookie plus tard dans le film, et qui foulaient les terres américaines bien avant l'homme blanc –. L'homme qu'est Cookie est sensiblement plus proche d'une vache que de l'humain qui la possède. Il est un produit apporté fait de glaise et de douceur dont on saura tirer profit, et fabriquer à l’image voulue, au moment voulu.
Le ton du film est grinçant mais d’une extrême intimité. La photographie naturaliste étudie chacun de ses sujets, en leur laissant le temps de vivre. Pour autant elle les immobilise dans ce format de cadre 4/3. Là où l’aspect ratio historique du western est le Cinemascope 2.35, vision élargie d’une optique classique, l’image resserre ici sur l’humain et se désintéresse du grandiose. Chose trop rare dans le genre, le montage donne à voir des corps qui se rencontrent. On connaît déjà l'hostilité du Farwest, mais l'amitié est sans doute ce que beaucoup de Westerns n’avaient que peu mentionné.
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le 16 mai 2022
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