Calme
Avec ce film je découvre le cinéma de Kelly Reichardt et je dois dire que j'ai tout de suite été envoûté par ce qui sera, pour moi, l'élément marquant du film : son calme. On a un western sans bruit...
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le 16 janv. 2021
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First cow, Kelly Reichardt
Le film de Kelly Reichardt commence par une citation de William Blake, « The bird a nest, the spider a web, man friendship », indiquant que c’est le thème de l’amitié qui doit susciter l’émerveillement, comme on s’émerveille devant la toile de l’araignée, devant le nid de l’oiseau ou encore devant l’habitat des castors. Ce point de vue naturaliste sur l’amitié, comparée à l’habitat des espèces naturelles, montre qu’il serait vain de convoquer ici l’histoire du western et des fondations de l’Amérique, tant l’idée même de frontière est inséparable dans First cow de l’idée de partage : partage d’une tente lorsque « Cookie », l’orphelin, rencontre King Lu le chinois déraciné et américanisé (dont le nom évoque étrangement celui du grand réalisateur chinois King Hu), partage ensuite d’une cabane dans les bois, non loin d’un établissement de trappeurs qui ressemble davantage, en ce début du XIXème siècle, dans l’Oregon, à un campement archaïque qu’à une ville de l’ouest américain. Partage aussi, mais mercantile, lorsque les deux amis vendent leurs cookies élaborés grâce au lait qu’ils traient clandestinement la nuit, de cette « first cow » à qui Cookie parle aussi comme à une amie, tandis que son propriétaire n’y voit avant tout qu’une marque de pouvoir et d’apparat.
Civilisation, donc, puisque Kelly Reichardt parle ici davantage de la nature de l’homme que de la nature qui environne l’homme, et que tout l’effort de reconstitution de la réalisatrice portera sur des cabanes, des peaux, des vêtements et des ustensiles, sans qu’il y ait d’ailleurs jamais de nostalgie pour la nature, sans que soit marquée l’opposition, comme dans certains westerns des années 50, où l’influence d’Emerson et de Thoreau se fait sentir, entre nature et civilisation (chez Anthony Mann par exemple). Certes la nature est omniprésente, une nature forestière et automnale, mi-sauvage, mi-mystérieuse, mais les premier plans sur l’Oregon des années 1820 sont des plans rapprochés sur des feuilles et sur des champignons : pas de grands panoramiques, pas de nature majestueuse, le choix du format 4/3 permettant de cadrer au plus près l’humus, les fougères, mais aussi les campements, dans des bois clairsemés qu’on pourrait parcourir aujourd’hui – continuité voulue par Kelly Reichardt.
Ces premiers plans sur l’Oregon, par lesquels commence l’histoire de Cookie et de King Lu, montrent qu’il ne s’agit pas ici de « wilderness », mais plutôt de cueillette et de premiers établissements humains : l’inspiration rousseauiste est évidente, et explique d’ailleurs cette douceur qui étonne dans le film, malgré l’étroitesse des plans, malgré la rudesse des trappeurs, et que l’avidité ou l’esprit de vengeance, à la fin, lorsque le secret de la fabrication des cookies, et donc la traite nocturne de la vache sont découverts, ne parviennent pas à dominer. Anthropologie donc, et rejet de la frontière comme ciment des relations humaines : anthropologie car les plus beaux plans, en dehors des beaux travellings sur la rivière, montrent des activités humaines rudimentaires et essentielles, cueillette, ramassage du bois, concassage des noisettes, cuissons et ustensiles, troc et usage presque archaïque de la monnaie. Rejet de la frontière, car c’est le thème de l’amitié qui domine ici et que, surtout, Kelly Reichardt fait siennes les paroles du réalisateur Peter Hutton à qui elle dédie le film : « Il y a à l’origine de ce que je fais une idée très simple, qui est d’essayer de ramener les gens vers le passé, plutôt que de les propulser vers le futur » (cité par Scott MacDonald, Cinéma critique 3). On peut ainsi avancer que Cookie l’orphelin, jeté dès l’enfance sur les routes de l’Amérique, qui aurait dû incarner le pionnier par excellence, mais homme trop doux, malmené par les trappeurs, sauve son ami et lui permet d’acquérir une forme d’immortalité (les deux squelettes découverts dans la terre) en le détournant du mythe de la frontière : lorsque son ami reprend à son compte une wilderness stéreotypée, « partout ailleurs la nature a été altérée par l’homme, ici tout est nouveau », Cookie lui répond que cela ne lui semble pas nouveau, « It seems old », lui dit-il.
Si le thème du temps est donc plus important ici que celui de la frontière, ce qu’on comprend d’ailleurs dès les premiers plans du film sur un bateau remontant le fleuve Orégon (Peter Hutton dit encore : « susciter une impression de mystère, d’émerveillement ou de curiosité [...], en arrêtant le temps »), c’est que l’idée de frontière dans le film est inséparable de l’idée d’amitié, et s’y fond, s’y fige en quelque sorte – ce qui explique peut-être ce caractère figé de la nature dans le film, mais aussi, surtout, de la reconstitution, qui constitue d’ailleurs la plus grande faiblesse du film.
Si Thoreau, enfin, a sans doute inspiré Kelly Reichardt et son scénariste Jonathan Raymond pour la cabane des deux amis (« maison qui contient tout l’essentiel d’une maison mais rien qui nécessite le moindre entretien », « où l’on peut voir des choses aussi indispensables qu’un tonneau ou une échelle, aussi pratiques qu’un placard, et entendre bouillir la marmite, et présenter ses salutations au feu qui cuit votre dîner et au four qui cuit votre pain, où le mobilier et les ustensiles nécessaires constituent les principaux ornements », Walden ou la vie dans les bois, 1854), un texte surtout aura retenu leur attention, où il est question de vie primitive, de frontière et de squelettes :
« Il ne serait pas sans avantage de mener une vie primitive et de frontière, quoiqu’au milieu d’une civilisation apparente, quand ce ne serait que pour apprendre en quoi consiste le grossier nécessaire de la vie et quelles méthodes on a employées pour se le procurer ; sinon de jeter un coup d’œil sur les vieux livres de compte des marchands afin de voir ce que c’était que les hommes achetaient le plus communément dans les boutiques, ce dont ils faisaient provision, c’est-à-dire ce qu’on entend par les plus grossières épiceries. Car les améliorations apportées par les siècles n’ont eu que peu d’influence sur les lois essentielles de l’existence de l’homme : de même que nos squelettes, probablement, n’ont pas à se voir distinguer de ceux de nos ancêtres. » Walden, Henry David Thoreau.
First cow est un aller retour dans le temps, dont Kelly Reichardt ne parvient pas hélas à effacer l’artificialité, peut-être à cause d’un problème de distance (les plans fixes et les plans rapprochés, la reconstitution) : une histoire de squelettes, de deux squelettes, qui pourraient être les nôtres et qui sont ceux de deux de nos ancêtres (« nos » car en dépassant l’idée de frontière Kelly Reichardt aspire à plus d’universalité) – une histoire de cinéma car le cinéma, comme dit Godard, se fait toujours à deux. Ces squelettes sont les nôtres, et on ne peut oublier la douceur et presque la piété avec laquelle la femme les dégage de la terre, au début du film, ni son regard alors vers le ciel, plan fixe magnifique qui précède le plan sur les deux squelettes.
Créée
le 18 oct. 2023
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