Critique de « First Love, le dernier Yakusa » avec spoilers.
Ne connaissant de Takashi Miike que sa réputation de cinéaste prolifique (plus de cent films en trente ans), sa filmographie, ses thèmes et son style me sont inconnus. « First Love, le dernier Yakusa » est donc le premier film du réalisateur que je découvre. Le résultat est… surprenant. Parfois, j’ai eu l’impression de me trouver face à un film hong-kongais dans la veine d’un Tsui Hark ou d’un John Woo. Il ne fait aucun doute que ces cinéastes ont inspiré Miike, notamment dans ses scènes d’action débridées même s’il est loin, à mon sens, d’avoir la virtuosité de ses pairs. Il inscrit son film dans un genre populaire au Japon et dont il est l’un des grands représentants (avec son contemporain Takeshi Kitano) : le film de yakusa (yakuza eiga).
Le scénario narre la rencontre de Léo, jeune boxeur désabusé, et de Monica, jeune prostituée toxicomane, qui vont tomber amoureux l’un de l’autre. Ils vont se retrouver mêlés à une guerre des gangs qui oppose les yakuzas et les Triades chinoises après un trafic de drogue qui tourne mal à cause d’un traître au sein du gang japonais, kaze, et du flic ripou, Otomo. Rien d’original me direz-vous, voire même cliché, mais c’est sans compter sur le réalisateur qui va dynamiser son récit et dynamiter le genre « yakuza eiga ». Il ne fait aucun doute que le spectateur passera un bon moment devant ce film décomplexé, alternant action, burlesque et intimisme.
« First love » (oublions le sous-titre français qui n’a aucun sens) est un film d’action composé de scènes de gunfight, de combats à mains nues, de combats aux sabres et de courses poursuites en voitures : un cocktail explosif et jouissif pour le spectateur. Grâce à un montage rythmé l’intrigue va se lancer rapidement. En effet, il ne suffira que d’une vingtaine de minutes pour introduire les nombreux personnages, les différents partis ainsi que les divers enjeux de l’intrigue, sans jamais perdre le spectateur. Le film est construit sur une montée en puissance de l’action jusqu’à atteindre un climax où tous les personnages vont se retrouver dans un seul et même lieu : un magasin de bricolage. C’est à un jeu de massacre décomplexé et cathartique auquel le spectateur assiste. Miike laisse la dramaturgie de côté car ce qui l’intéresse c’est avant tout l’idée de divertissement. L’aspect divertissant repose non seulement sur un rythme endiablé mais aussi par l’irruption du grotesque dans l’intrigue. C’est en cela que l’on peut qualifier le film et le style de Takeshi Miike de « débridé ».
En effet, le réalisateur japonais mélange les genres, il croise le drame intimiste avec le thriller d’action et la comédie burlesque, ce qui peut d’ailleurs être déroutant. En un seul cut, le film peut passer d’un genre à l’autre. Par exemple, les premières scènes qui concernent le personnage de Léo sont traitées de manière réalistes. Nous le voyons s’entraîner à boxer puis il monte sur le ring pour livrer un combat. Au moment où il met son adversaire à terre, la caméra commence à filmer la chute de ce dernier. Soudain, il y a un cut sur un mur éclaboussé de sang suivi d’un autre cut montrant une tête rouler à terre au milieu de la rue. Le visage de cette tête reste animé (il cligne des yeux) et regarde le reste de son corps, toujours debout qui tourne sur lui-même. Ce montage astucieux lie directement ces plans avec une continuité dans le mouvement (de la gauche vers la droite). Ainsi, le traitement réaliste, sérieux des scènes de Léo se trouve mêlé au grotesque de la scène de décapitation. Dès le début, le spectateur est averti : l’intention du réalisateur est de casser les codes de narration visuelle et de dynamiter le film de yakuza. Miike ira jusqu’à réaliser une courte scène d’animation cartoonesque (entre le comics et le manga), directement raccordée aux prises de vues réelles. Si ce choix lui permet d’éviter de tourner cette scène spectaculaire de fuite aérienne en voiture (trop couteuse et compliquée), il reflète surtout la fibre créatrice de son auteur. Mais malheureusement ces fulgurances sont trop peu nombreuses dans le film. Si l’action et le burlesque permettent au spectateur de passer un bon moment grâce à un rythme qui monte crescendo, les audaces de mise en scène sont très limitées.
Takashi Miike va aussi jouer avec les clichés du genre et les tourner en ridicule. Pour commencer, cette guerre des gangs entre les Yakusas et la mafia chinoise est absurde car elle repose sur un simple quiproquo. Certes, les premiers sont manipulés par un traître (Kaze) au sein de leur clan mais personne ne cherche à vérifier les informations ou à trouver une solution raisonnée. Ils vont tous, au contraire, être montrés comme des êtres impulsifs, prêt à en découdre avec le gang opposé. La violence des scènes d’action et des meurtres est tellement exacerbée qu’elle en devient clownesque (surtout au cours du climax), à l’instar de la mort du personnage de Kaze. Celui-ci se fait trancher le bras droit, puis, comme si de rien n’était, essaie de récupérer son arme coincée dans sa main droite (il lui demande même de la lâcher), avant de se faire décapiter. Il y a aussi les morts absurdes du flic ripou Ottomo, tué par les forces de l’ordre après leur avoir tiré dessus malencontreusement, ou celle de Joshima, tué à cause d’une crampe au mollet. Les personnages se prennent des coups, reçoivent des balles et se font transpercer par des sabres mais ils restent debout et continuent de se battre avec la même fureur. Le duel entre Gondo, chef Yakuza, et Wang « le manchot », membre des Triades chinoises, le démontre. Mais cette rencontre, annoncée dès le début du film, reste tout de même déceptive, un peu à l’image du film qui ne semble pas aller au bout de ses idées. Je reconnais l’intention de Miike de vouloir détourner le film de yakusa, mais je trouve qu’il reste quand même très sage. Si le montage permet habilement de mélanger les genres, la mise en scène des combats quant à elle est assez pauvre et manque cruellement d’originalité. Les personnages qui mettent du temps à mourir, malgré leurs blessures, et poursuivent le combat est un lieu commun du cinéma d’arts martiaux japonais. Et finalement, Miike ne fait rien de ce duel final entre Gondo et Wang. Il ne l’étire pas assez pour le faire tomber dans le ridicule. La partie « drame intimiste », qui concerne les personnages de Léo et Monica, tombe aussi par moments, dans la comédie absurde. Le personnage de Léo, après un KO surprenant, apprend par un médecin qu’il a une tumeur au cerveau. A la fin, ce dernier lui laisse plusieurs messages pour lui dire qu’il s’est trompé d’IRM. Si ce retournement prête à sourire, il n’en est pas moins vain. De même, pour les visions de Monica, poursuivie par le fantôme de son père qui sera moqué tout du long : il la pourchasse en slip, se met à danser dans le métro (scène qui rappellera à certains le sort « ridiculous ») et se prendra un bon coup dans les joyeuses. Encore une fois, ces scènes font sourire mais cette dédramatisation ne me semble pas cohérente avec les véritables intentions de Takashi Miike.
Car là où le film gagne un peu plus en intérêt, c’est dans son discours sur « les règles de Confucius » (sorte de code de conduite morale chinois). La scène dans laquelle une femme ivre (qui s’avèrera être la chef des Triades) parle de son visionnage d’un film de Yakuza introduit le véritable sujet du film :
« J’ai vu un film de yakuza qui m’a sidérée. C’est drôle de voir ces Japonais, les yakuza, respectés les règles de Confucius ! […] A mon arrivée ici, j’ai été écœurée. Aucun respect nulle part ! Aucun homme digne de ce nom ! »
Difficile de dire, quelle est la véritable position de Miike sur cette question. Je pense qu’il aime sincèrement les films de yakuza mais qu’il en connaît aussi les failles. Et la représentation de la morale mafieuse dans ce genre en est une. C’est donc autour cette question morale que Miike va organiser son intrigue et ses personnages.
La trajectoire du personnage de Léo est un véritable parcours initiatique qui respecte les différentes étapes du voyage du héros. La première étant le monde ordinaire : Léo est présenté comme un boxeur plein d’avenir. Orphelin, sa seule raison d’être est la boxe et il ne s’est toujours battu que pour lui-même. Les trois étapes suivantes (l’appel à l’aventure, l’hésitation du héros et la rencontre du mentor) sont mêlées et condensées autour de la scène du divinateur. Celui-ci sert de mentor au héros en lui annonçant qu’il va devoir se battre pour autrui. Léo va vouloir vérifier la fiabilité du divinateur en lui demandant ce qu’il voyait pour sa santé (sachant très bien qu’il est condamné). La réponse « Vous êtes en super forme. » ne correspondant pas à ce que lui a annoncé le médecin (la tumeur au cerveau), provoque la colère de Léo qui s’en va. L’appel à l’aventure intervient lorsqu’il frappe Ottomo qui poursuit la jeune Monica (Yuri est son vrai prénom). Le passage du seuil est représenté par le mélange des genres : Léo va quitter son quotidien désabusé (drame intimiste) pour plonger dans le monde de la pègre (yakuza eiga). Il va devoir porter secours à Yuri (son alliée), mêlée, malgré elle, à un trafic de drogue et une guerre de gangs (les ennemis). L’étape qui amène le héros dans un endroit dangereux est représentée par l’arrivée dans le magasin de bricolage dans lequel tous les ennemis sont réunis. La révélation du médecin qui annonce à Léo qu’il n’a, en fait, pas de tumeur (cocasse) et son combat contre l’homme de main chinois constituent l’étape de l’épreuve suprême du héros qui doit affronter la mort. L’objet de sa quête est la morale (les fameuses règles de Confucius) : Léo refuse de devenir un yakuza (« Je suis boxeur ») et fait preuve d’altruisme en décidant de ne pas abandonner Yuri. Le chemin du retour est figuré par la scène animée suivie de la poursuite avec la police. Le retour de Léo dans le monde ordinaire se fait lorsqu’il se débarrasse de la drogue et rend le volant à Gondo. Le jour se lève (jusqu’ici toute l’intrigue s’était déroulée de nuit), Léo et Yuri vont effacer les traces de sang (souvenirs du monde violent de la mafia) en se lavant. Léo ne se bat désormais plus seulement pour lui mais pour Yuri, dont il est tombé amoureux, et décide de vivre avec elle. Cette dernière, a réussi à chasser le fantôme de son père et commence à se sevrer (Monica disparaît). Takashi Miike, à travers cette histoire d’amour, cherche donc à faire un conte moral, une fable naïve : le triomphe de l’innocence face à la violence et la corruption absurde du monde mafieux.
Léo et Yuri sont confrontés à une galerie de personnages secondaires hauts en couleurs. Ottomo est un policier corrompu, trafiquant de drogue qui décide de suivre le plan de Kaze et qui fera preuve de lâcheté jusqu’à sa mort (l’ironie veut qu’il soit tué par les siens). Kaze (très bien interprété par Shôta Sometani), est un jeune ambitieux qui fait partie des yakusas. Il n’a aucun code de l’honneur, c’est lui qui sera à l’origine de la guerre des gangs, n’hésitant pas à trahir les siens et à manipuler et les yakuzas et les Triades. Le père de Yuri l’a vendu à Yasu pour qu’elle rembourse ses propres dettes. Julie et Yasu, affiliés aux yakuzas, forment un couple de proxénètes et prostituent Yuri. Yasu sera tué des mains de Kaze et Julie sera kidnappée par un sbire pervers des Triades chinoises manipulé par le même Kaze. Cette dernière, ayant réussi à tuer son ravisseur (scène absolument géniale) et ayant découvert le pot aux roses, va poursuivre une quête de vengeance à l’encontre de Kaze (toujours lui décidemment). La prestation de l’actrice Becky, qui interprète Julie, est incroyable ! Elle surjoue à l’excès mais c’est tellement jouissif. Tous ces personnages, qui font partie de la pègre ou sont en lien avec elle, sont sans foi ni loi. Et comme je l’ai déjà dit plus haut, dans les films de yakuzas, ces derniers sont souvent représentés comme des personnages nobles avec un certain code de l’honneur. Miike, lui, les présente comme des êtres abjects, cupides, corrompus et ne sachant faire preuve que de violence. Cette médiocrité sera accentuée par le burlesque et opposée à la noblesse morale du jeune couple. On regrettera malheureusement un manque de substance dans l’histoire d’amour qui s'avère, finalement, peu intéressante.
Je suis vraiment embêté parce que, honnêtement, j’ai passé un bon moment devant « First love ». Mais j’ai l’impression que Takashi Miike n’a pas réussi à aller jusqu’au bout de ses idées. Sa volonté de vouloir parodier le yakuza eiga est louable et efficace. Et la manière qu’il a de mélanger les genres fonctionne parfaitement. Mais c’est dans son ambition de casser les codes que le réalisateur ne va pas assez loin. Les idées sont là mais il y a trop de retenues et la mise en scène, en plus, est loin d’être marquante (à l’exception de certaines scènes). Si je comprends son projet de faire un conte moral au milieu d’un film de yakuza, l’idée est intéressante sur un plan théorique mais fonctionne moins bien dans l’exécution. Il est difficile de vraiment s’impliquer dans la relation de Léo et de Yuri, la faute à une dédramatisation qui dessert cette intrigue et fini par la rendre transparente. Je regrette que le film ne soit pas à l’image de l’écriture et de l’interprétation des personnages de Kaze et de Julie, complètement dingues et débridés à l’excès. Mais je l’ai dit plus haut, « First love » reste un bon petit film de divertissement underground japonais, un peu cocasse mais pas trop (dommage).