L'incipit contient tout le sujet du film : sur un quai de gare, deux hommes discutent de mariage. Un panneau nous montre qu'un violent orage est annoncé. Traduction : sur le sujet du mariage, des changements se préparent. C'est ce que va montrer le film. En commençant par un mariage traditionnel, arrangé, au cours duquel un homme, Wataru Hirayama, ami de la famille, prend la parole pour exprimer son bonheur face à ce type d'événement.
Le titre aussi porte l'argument du film. L'équinoxe, c'est un moment de basculement : déclin pour celui d'automne, renaissance pour celui de printemps. Le déclin, c'est celui de la culture patriarcale incarnée par Wataru Hirayama - même si l'Histoire a montré qu'elle avait encore de beaux jours devant elle. La renaissance viendra des femmes, ici au nombre de trois.
Trois fleurs, figurant sur l'affiche, toutes trois aux cheveux courts. Toutes trois contestent la pratique des mariages arrangés qui sévissait alors. Chacune des jeunes femmes se trouve dans une situation différente.
Yukiko n'a que sa mère, une excentrique insupportable doublée d’une maniaque de l'ordre. En l'absence d'époux, celle-ci prend en charge la question de l'avenir conjugal de sa fille. Finement, Ozu montre ainsi que la coutume du mariage arrangé n'était pas portée que par les hommes. Yukiko n'a pas trouvé l'homme de sa vie mais elle sait une chose : pas question qu'on choisisse pour elle.
Fumiko n'a que son père, joué par Chishû Ryû, l'un des habitués de chez Ozu (Printemps tardif, Le goût du saké, etc.). Un père doux, dépassé par ce qui lui tombe dessus : sa fille vit avec un autre homme, sans être mariée. Shukichi va venir trouver son vieil ami Wataru pour lui demander d'intervenir auprès de la rebelle. On peut la trouver dans un lieu de perdition, le Luna, un bar où Wataru se rend avec l'un de ses employés. L'occasion pour Ozu d'évoquer les rapports hiérarchiques au travers du personnage de Shotaru, totalement inhibé en présence de son patron, ce qui lui vaut les railleries d'une serveuse du lieu. Partout, dans Fleurs d'équinoxe, les hommes sont déstabilisés par les femmes, fût-ce comme ici sur le ton de la comédie. Le personnage de Shotaru est aussi là pour montrer que seuls les hommes, dorénavant, obéissent à Wataru.
Enfin, Setsuko a ses deux parents. Le modèle traditionnel : un père autoritaire, une mère soumise mais capable de dire son fait à son mari s'il va trop loin. Le père, c'est donc Wataru, le personnage principal du film puisque l'équinoxe dont il est question est celui d'automne : la rouge amaryllis du titre original fleurit à ce moment-là. Le rouge va être la couleur de ce qui le remet en cause. Théière, radio, téléphone, sac, chemisier de la jeune soeur de Yukiko, vin rouge dans les verres, tranchent avec l'ocre des intérieurs traditionnels faits de panneaux coulissants. Pour Ozu c'était aussi un équinoxe puisque ce film est son premier en couleurs. Coup d'essai, coup de maître.
Le ciel tombe sur la tête de ce cadre supérieur le jour où un jeune homme vient, timidement, lui demander la main de sa fille. Wataru commence par refuser au motif qu'il n'est pas assez de bonne famille mais l'argument tiendra peu face aux retours enthousiastes de son entourage sur ce prétendant charmant. Bientôt, il n'y aura plus qu'une raison : ce n'est pas lui qui l'a choisi. Refuser ce mariage c'est, pour ce quinquagénaire grisonnant, défendre la société traditionnelle. Comme à son habitude, Ozu ne verse pas dans le manichéisme : il exalte également la grandeur de la tradition, dans une scène mémorable où Shukichi psalmodie un poème. Tous les hommes autour de la table se taisent, subjugués. On est loin des beuveries entre mecs de chez nous. Il est vrai aussi que le film date de 1958...
Sentant que le monde se dérobe sous ses pieds, notre homme se raidit dans un autoritarisme dérisoire. Une scène le montre bien : alors que sa femme jouit d'écouter une chanson distillée par un petit poste (rouge), Wataru arrive et éteint le poste. Après une entrevue houleuse qu'il a eue avec sa moitié il sort de la pièce et Kiyoko remet la musique. Il réapparaît pour lui ordonner de l'éteindre. Il jette aussi sa veste par terre en laissant le soin à sa femme de la ramasser. Autant d'efforts désespérés pour maintenir sa position dominante. Hisako, la jeune soeur de Setsuko, est aussi un personnage intéressant : elle dédramatise la situation sans cesse, faisant passer l'idée que ce que son père combat est aujourd'hui devenu tout naturel. La rigidité du patriarche n'a pas de prise sur la moquerie joyeuse d'Hisako.
Wataru se voit en homme fort. Sa position dans l'entreprise, où il donne des ordres, il entend l'assurer dans son foyer. Une scène au début du film le montre avec humour. Autour de la table d'un bar, les anciens camarades de lycée avancent une théorie : les hommes, lorsqu'ils sont dominants dans le couple, ont toujours des filles. C'est bien le cas de Wataru. Ils le vérifient en demandant à la patronne, une femme dodue et énergique, si elle a bien eu des garçons ! Cette discussion puérile conforte en tout cas Wataru dans la vision qu'il a de lui-même, sur le point d’être sérieusement mise à mal par la gent féminine.
Wataru, en effet, est pétri de contradictions qui rendent sa position intenable. "Comme la vie-même" rétorque-t-il à sa femme qui les lui met sous le nez. C'est Yukiko qui va le piéger, avec espièglerie : lui soumettant son propre cas, elle veut savoir si elle doit épouser l'homme qu'elle aime contre l'avis de sa mère. Le scénario, ici, est très malin, car c'est bien parce que le mariage arrangé a été pensé par une femme que Wataru lui conseille de passer outre ! Jamais il ne lui aurait conseillé d'aller à l'encontre de son père, le cas étant trop proche de ce qu'il vit lui-même. Le mariage passé, il y aura une deuxième salve : celle consistant à convaincre Wataru d'aller retrouver sa fille partie s'installer à Hiroshima. Ce sera la dernière scène, un train s'éloignant sur des rails à présent tout tracés, ceux de la modernité.
Comme dans Printemps tardif, cette modernité est représentée en petites touches discrètes par la culture américaine. Ici, l’Amérique est associée au Luna, lieu subversif au regard de la tradition japonaise : dans ce bar, on entend du jazz au loin et l'on sirote du whisky plutôt que du saké, whisky que l’on consomme juché sur un haut tabouret et non assis en tailleur sur le sol. Au fond de la rue, une Cadillac (ou apparentée) est garée.
On le voit, ce Fleurs d'équinoxe est remarquable d'intelligence. Mais le plaisir à le voir vient aussi de ces invariants qu'on retrouve chez Ozu, qui forgent un style, chose éminemment précieuse. Ici, par exemple, les plans d'étroits couloirs, auxquels répondent le plan du wagon et celui de la rue du Luna qui revient à plusieurs reprises. Le plan très composé de Wataru et son ami en kimono sur un pont battu par le vent est aussi de ceux qui font sa signature. Souvent Ozu reprend des cadres à l'identique, comme celui des fauteuils verts de la salle de l'entreprise où travaille le jeune Shotaru. Un autre procédé du maître est de traduire l'état d'esprit de l'un de ses personnages par l'insert d'un d'objet : ici, la joie de la mère de Setsuko lorsque son mari baisse enfin la garde est exprimée par du linge coloré dansant sur une corde à sécher. Et puis bien sûr, c’est une platitude de le mentionner s’agissant d’Ozu, ses fameux plans fixes au ras du sol.
Si je ne vais pas tout à fait jusqu'au 8 toutefois pour cet opus du cinéaste japonais, c'est en raison d'une moins grande inventivité formelle que dans, par exemple, Printemps tardif. Beaucoup de champs / contrechamps ai-je trouvé, moins de trouvailles formelles. Les invariants de la culture difficiles à avaler pour l'Occidental - courbettes, crises de larme, attitudes figées - sont par ailleurs ici plus prégnants. L'étiage reste malgré tout élevé.
7,5