(article précédemment publié sur Les Chroniques de Cliffhanger & Co)
Par quel bout prendre un tel film que Forrest Gump ? Comment lui faire honneur ? Comment louer les mérites infinis de ce film incroyablement riche sans tomber dans un papier caricatural sans aucune objectivité ? Impossible, tout simplement. Ce film de Robert Zemeckis avait remporté six Oscars en 1994, tous grandement mérités : meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur pour Tom Hanks, meilleur scénario, meilleur montage et meilleurs effets visuels. Le seul laissé à l’écart est Alan Silvestri, dont la magnifique partition s’est inclinée face au bulldozer Hans Zimmer qui signait sa première composition pour Le Roi Lion (oui oui, il en a fait une seconde). Mais Silvestri, ses pianos et ses cordes ont une puissance telle dans l’émotion qu’ils auraient mérité eux aussi une distinction particulière. Probablement mis de côté par l’emploi massif de tubes américains de toutes les époques que traverse le héros Forrest, la composition originale est repartie bredouille. Peu importe, elle est sublime et fait objectivement partie des plus belles suites musicales écrites pour le cinéma. En plus, viennent rythmer le film, pas moins que des chansons d’Elvis Presley, Aretha Franklin, Simon & Garfunkel, Willie Nelson, Jefferson Airplane, Bob Dylan, The Beach Boys, Joan Baez, Fleetwood Mac, Lynyrd Skynyrd ou The Doors. Pas moins : une véritable compilation de l’Histoire musicale américaine de la seconde moitié du vingtième siècle.
Mais revenons un peu à nos moutons. Forrest Gump, le héros éponyme, est un homme un peu simple(t) d’Alabama, qui va survoler l’Histoire américaine du haut de sa candeur pure, en même temps que de rencontrer grand nombre d’anonymes et de personnalités qui feront les grandes heures de ce pays entre les années 1950 au début des années 1980. Probablement fils d’un Américain tombé sur les plages normandes, petit Forrest n’est pas « normal » mais sa mère aimante le protège comme elle peut. Encore enfant, il rencontre Jenny, petite tête blonde au destin un peu plus contrarié, et ce dès son plus jeune âge, entre un père abusif et une mère absente. Une fois adulte, les chemins de Forrest et de Jenny doivent se séparer alors qu’ils vont à l’Université, mais Forrest va aussi s’engager dans l’Armée au plus mauvais moment possible : il va être envoyé au Vietnam où il rencontrera Bubba, un Afro-américain fan de crevettier lui aussi un peu simple. Il fera aussi la connaissance du Lieutenant Dan, un homme dont l’héritage militaire familial a vu tomber un membre dans chaque guerre américaine. Suivent mille autres péripéties incluant du ping-pong, un arrêt de bus, le sida, de la course à pied, les Black Panthers et du Dr Pepper, où Forrest n’aura de cesse de gratifier le monde de son innocence grandiose et belle, à laquelle Tom Hanks délivre une humanité tout bonnement incroyable. Doté d’un accent sudiste à couper au couteau, il arrive tout de même à faire rire et pleurer d’une simple fluctuation de la voix, d’un regard fixe, ou sur une réplique en apparence anodine. Sa performance est tout simplement prodigieuse, nuancée, physique, à la fois dans l’expressivité et dans la retenue, souvent au même moment. Hanks tient son personnage comme lui seul peut le faire, tandis que n’importe qui l’imitant donnerait une mauvaise parodie. Le reste de la distribution, Robin Wright, Gary Sinise, Sally Field, Mykelti Williamson et Haley Joel Osment, sont tous superbes, délivrant des prestations solides en face du génial Hanks. Parmi eux, c’est Bubba, qu’interprète Williamson, qui noue la gorge et humidifie les yeux systématiquement en une seule et simple réplique : « Je veux rentrer chez moi. »
La puissance émotionnelle du film, sidérante, irait jusqu’à faire oublier les prouesses techniques, elles aussi plus que remarquables, tant au niveau des effets visuels que de la photographie ou du travail sonore. Qu’il s’agisse d’incruster des personnages dans des images d’archives, d’immense foules ou de belles explosions, on a tout simplement pas fait mieux depuis 1994. Forrest rencontre ainsi plusieurs présidents américains ou John Lennon, fait face à une foule infinie durant des manifestations anti-guerre à Washington, fuit un mur de napalm enflammé, dans des effets qui n’ont pas pris une ride, probablement grâce à la lumière douce et belle, sans esbroufe, de Don Burgess (le chef opérateur attitré de Zemeckis à partir de ce film, dont il ne voulait probablement pas se séparer). Les cadrages précis et la puissance du montage donnent assez de place au jeu des comédiens, tout en rythmant 2h22 de métrage sans aucune longueur. Quant à Bob Zemeckis, au sortir des succès tant critique que public des trois volets de Retour vers le futur, de Qui veut la peau de Roger Rabbit? et de Death Becomes Her, il est au diapason de sa carrière et de sa mise en scène, toujours précise, belle et gracieuse. Enchaînant les scènes d’une grande beauté, souvent drôles, parfois émouvantes, toujours inspirées et puissantes, il distille un récit se déroulant sur une trentaine d’années, magnifique, éternel tant il est regardable à l’infini, tel un film-doudou, pourtant pas si facile qu’il n’y paraît – le personnage de Jenny notamment, tragique en diable. Forrest Gump est un chef d’œuvre, tout simplement.