Enfin je vois le dernier film de Laurent Cantet. Son format et sa diffusion semi-confidentielle m'avaient tenu à l'écart des salles, mais, ayant finalement trouvé le créneau, je prends mon courage à deux mains et m'exile dans une salle éloignée qui diffuse le film. Belle surprise que ce petit cinéma d'Art et d'essai perdu en pleine zone (industrielle et "résidentielle"), aux tarifs avantageux. Bref, passons le prologue, c'est du film que je veux parler.

On pense assez facilement en voyant ce long (2h23) métrage au chef d'oeuvre précoce de Sofia Coppola, The Virgin Suicides. Il y a de l'évanescence dans la manière dont sont filmées, captées ces jeunes filles. Il y a de la grâce et la minutie d'une reconstitution. Mais le parallèle s'arrête là : le Coppola distille un poison certes lent mais d'une sauvagerie inversement proportionnelle à celle que l'on constate, tandis que le long métrage de Cantet, en trompe l'oeil, lâche d'abord les chiens avant de les retenir et d'insuffler un peu de venin.

Il y a ainsi deux grands mouvements dans le film. La première heure, irréprochable, rythmée et pratiquement parfaite, nous introduit le noeud de personnages et de motivations. Une voix OFF, très littéraire, nous guide dans une belle première séquence qui capte en quelques plans furtifs les lieux de l'action. On reverra ainsi cette vitre maculée de rouge peu après. Le noeud du film, c'est l'amitié puissante et indicible de Legs / Margaret et de Maddy-Monkey, comme elles s'appellent affectueusement. Le film se déroule dans les années 50, dans une Amérique encore plus figée dans ses traditions que dans le film de Coppola. La femme y est purement et simplement niée. Elle se tait, elle subit. Si elle se fait jolie, c'est forcément une traînée que l'on peut malmenée. Une séquence sulfureuse de viol nous est par ailleurs montrée : plusieurs loubards (certains fort beaux - la beauté n'est pas sans vices), plaquent au sol Rita (difficile de ne pas penser à Rita Hayworth, surtout puisque qu'elle est censée être la "bimbo" de la bande - tout est relatif ceci dit) et lui font côtoyer un serpent - on fait difficilement plus explicite sexuellement. Le viol, qui suit, est caché à nos yeux mais à nos oreilles. La même Rita, auquel le film s'intéresse tout d'abord, subit peu après l'autre outrage, public celui-ci, d'un prof misogyne et sadique. Suite à cette nouvelle vexation, les autres filles (qui ont déjà formé une proto-bande de réaction) la bousculent pour lui faire comprendre qu'elle n'a pas à rester passive si elle veut se faire respecter. Une première vengeance et le gang est formé.

De cette première heure en tous points remarquable, on retiendra la caractérisation subtile des personnages par un décor, des vêtements, une chanson. On louera également la fluidité gracile et sobre de la mise en scène, caméra au point mais pas branlante, la beauté de la photo, l'application jamais ostentatoire de la reconstitution. Une spectaculaire séquence de fuite en voiture clôt la première partie du film, qui nous gratifie d'une superbe séquence de procès. A ce stade sont lancées toutes les pistes que le film développera : le féminisme réactionnaire mais empreint de naïveté (les filles sont toujours montrées comme des jeunes filles, parfois gamines) et les affinités de Legs avec la pensée communiste révolutionnaire (quelques tirades émouvantes d'une vieux trotskyste). De Legs, il faut dire qu'elle est le personnage le plus fort, le plus complexe, le plus intègre et le mieux interprété du film. En outre, le jeune actrice a des faux airs de Virginia Woolf, ce qui aide pour incarner une figure du féminisme activiste.

La deuxième partie du film possède les mêmes qualités (interprétation, mise en scène, scénario) mais il faut bien avouer que le film est un peu longuet. Il n'y a probablement rien en trop et toutes les scènes sont utiles et intelligentes, seulement à l'efficacité du récit se supplante la minutie d'une reconstitution et d'une étude de moeurs. Le film se fait plus théorique. La question est : un idéal révolutionnaire à petite échelle est-il viable ? L'ambition de Legs sera ce qui va mener le groupe à sa perte, du moins à ses divisions. Les filles trouvent une maison, sont confrontées au racisme interne, à des conflits d'idéaux : peut-on être égalitaire mais xénophobe ? Féminisme mais en couple avec un homme ? Un soupçon de sensualité entre filles plane mais n'est jamais explicité. Legs, figure centrale, caresse et prend dans ses bras tout le monde, elle ne sera jamais montrée avec un homme. Sont exclues celles qui tissent une liaison, tandis que le gang s'évertue à piéger des hommes dont elles supposent les mauvaises intentions avec un zèle parfois douteux. Le récit progresse avec une grande intelligence, les dissensions apparaissent, grandissent, le groupe se fracture. La dernière demi-heure, nécessaire mais moins forte, n'est plus tributaire des notes tenues par Maddy et montre la chute et la fuite finale. Il s'achève sur l'image, aussi brève que déchirante, d'un souvenir, et d'une phrase superbe.

Le film fait ainsi le pari d'un anti-spectaculaire, qui s'installe après quelques feux de paille pour appâter le chaland. L'important c'est le fond, l'anatomie d'un groupe qui se forme, s'agrandit, se déchire. L'inexorabilité de la diversité politique, quelque soit l'échelle étudiée. La mélancolie de la séparation qu'une amitié éprouvée jusqu'à son terme aura rendue inévitable. Adapté d'un roman qu'il me tarde de lire, Foxfire est un grand film zébré de défauts mineurs sur un sujet puissamment moderne et original, quelque faussement classique que soit la reconstitution.
Krokodebil
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le 5 févr. 2013

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