Les Intentions de la Marche dans un Cinéma Contemplatif (Extrait de mon Mémoire)

Il s'agit ici d'un extrait de mon mémoire intitulé "Scénarios de la Lenteur : Pour une Narration de l'Infime et du Quotidien", dirigé par Mr. David, Mr. Fournier et Mme. Bussy à l'Université Lumière Lyon 2. Ce fragment s'intéresse à analyser le mouvement de la marche des protagonistes du film de Sharunas Bartas.

[...]

Éprouver le récit

Freedom narre le récit d’un groupe de trafiquants de drogues, véritables marginaux de la société. Alors qu’ils naviguent le long des côtes maritimes en transportant leurs marchandises illégales, les hors-la-loi sont rattrapés par la douane qui les attaquent à vue. Après une brève tentative de fuite, ellipsée dans le montage du film, un groupe de survivants parvient à rejoindre le rivage à la nage. Leurs noms sont Dizzy et Rotamon. Ils sont accompagnés de Fabia, une jeune fille dont personne ne sait réellement d’où elle vient. Alors que les cadavres de certains de leurs camarades jonchent sur le sable humide de la plage, les trois compagnons d’infortune se lancent à l’assaut du désert. Par son aspect majoritairement mutique, le film ne tente à aucun moment d’exposer les objectifs de ses protagonistes. La suite du récit nous amène à comprendre qu’en plus d’un besoin évident de fuir leurs poursuivants armés, ils éprouvent le désir de trouver un refuge, une terre d’accueil. Toutefois, aucun de ces éléments ne sont formulés concrètement, lançant sans préparation le spectateur dans un récit non défini.

Une fois la plage derrière eux, le périple pédestre des protagonistes de Freedom débute par un long plan fixe, à échelle demi-ensemble, sur une grande étendue de sable délimité par des dunes. Au premier plan, Dizzy et Rotamon marchent d’un pas sûr, suivi de près par Fabia. Les fugitifs parcourent l’image dans toute sa profondeur, en partant par la gauche avant de s’éloigner petit à petit du cadre proposé par Sharunas Bartas. Malgré leur mésaventure récente, ils ne semblent pas se préoccuper d’une quelconque menace, comme le démontre le déplacement laborieux de leurs jambes. Derrière eux, ils laissent dans leur sillage le tracé de leurs pas, marque indélébile de leur itinéraire passé. Arrivé aux abords des dunes, le groupe longe un monticule de sable avant de le contourner pour finalement disparaître derrière. Sur l’image, seul l’écho de leur passage, gravé dans le sable, persiste, comme la mesure physique d’une distance parcourue.

Dans cette première séquence de marche, le cheminement des protagonistes retient toute l’attention de l’image. La profondeur et la distance arpentée sont renforcées à la fois par le dessin de leur passage, mais principalement par la durée même du plan.

Ce qu’offre la caméra n’est pas une étendue photographique à parcourir du regard, ni une potentialité spatiale à détailler : l’espace est ici littéralement parcouru, la marche agissant pour le spectateur comme fonction structurante. Olivier Zuchuat, 2022

En filmant cette lente impression de la marche sur le sable, Sharunas Bartas mesure la spatialité du terrain et nous permet d’accéder à cette matérialité de l’espace. Par son allure lente, le temps devient un outil de mesure et donne corps à l’environnement. Dès lors, il nous est possible d’éprouver le chemin parcouru dans sa distance. Il ne s’agit donc pas uniquement de signaler que "les personnages marchent", mais plutôt d’exposer le fait que leur périple sera long et pénible, tant la topographie des lieux est incommensurable. Une fois passés derrière les dunes, le décor se répète inlassablement, sans aucune surprise, comme si les protagonistes étaient condamnés à errer en ces lieux arides.

Du fait d’un rythme pesant basé sur une forme d’apathie visuelle, ce premier plan de marche dans Freedom tend à perdre de sa dramaturgie. L’enjeu de la survie est amoindri, et l’objectif semble caché dans la profondeur par ces montagnes de sables. Alors que l’incident déclencheur qui brise la routine de vie du futur protagoniste (Yves Lavandier, 2017) semble avoir eu lieu, l’après-naufrage se poursuit sans objectif déterminé. Peu de temps après cette première instance de déambulation, les protagonistes se retrouvent assis à même le sol, perdus. Il n’est plus question de s’intéresser à ce qui arrive et qui a de l’importance pour l’homme, puisqu’après l’événement, aucun mouvement autre que cette action de marcher, d’errer, d’attendre, n’est mise en avant. Pour remplacer la péripétie, le cinéma de la lenteur expose des situations, en définition, des circonstances dans lesquelles une personne se trouve. Dès lors, dépeindre la banalité de l’action devient une fin en soi pour l’image cinématographique qui s’attèle à déplier le moindre geste pour construire son récit.

Dans Freedom, la situation persiste à exister à travers l’image. Cette expérience de lenteur au cinéma se déplie en grande partie d’un point de vue empirique.

La présence du temps au cinéma engage une acceptation réelle de son écoulement. Corinne Maury

Filmer le geste anodin d’un épluchage de pommes de terre pendant plusieurs minutes laisse ainsi transparaître une forme de lourdeur, tant l’action paraît à première vue dépourvue de sens narratif. Dès lors, il s’agit, en tant que spectateur, de confronter notre regard à l’exercice d’une contemplation active. L’image nous invite à ressentir, voire subir ce flux continu vidé de toute manœuvre. Notre esprit, face à cette approche sensible du geste, peut produire deux impressions dissemblables sur lesquelles il s’agit de revenir brièvement.

Tout d’abord, cette lenteur établie autour de la marche peut provoquer de l’ennui. Sur les quelques deux minutes qui composent le plan analysé précédemment, notre esprit a le temps de divaguer, de se sentir contrarié face à cette impasse narrative. Le visionnage devient cette épreuve désagréable et aride que l’on endure. Un constat de frustration duquel naît de l’inconfort, révélant peu à peu la matérialité de notre corps. À mesure que la fatigue nous envahit, le visionnage devient physique. Ensuite, il nous est possible de méditer sur cette expérience d’un parti pris de la lenteur. Sharunas Bartas accorde la durée de son plan à celle de la distance nécessaire à parcourir entre le premier et l’arrière-plan de son cadre, c’est-à-dire qu’il enregistre le trajet dans toute sa longueur. Face à ce temps imposé, notre conscience relève une impression de dissolution temporelle. Dès lors, l’esprit s’ouvre à la plénitude et au calme. Ce ressenti, plus apaisant, nous amène vers une approche plus réflexive de l’expérience narrative de la marche. Il n’est plus question d’éprouver, ni de se confronter, mais d’accepter le récit de ce périple futile.

Ressentir conjointement avec le récit

Après cette première instance de marche, Sharunas Bartas construit son intrigue sur une alternance itérative entre déplacement et halte. Les personnages tentent de survivre à leur manière, en ouvrant le dialogue avec les locaux, en pêchant quelques crabes et en se reposant au milieu de nulle part. Plongés dans un profond désespoir, alors qu’ils n’ont aucun objectif tangible, les tensions montent d’un cran. Dizzy semble incapable de vivre en communauté. Il exècre le fardeau que représente Fabia et semble quelque peu réticent envers l’étrange bonne volonté de Rotamon. Le trafiquant n’a aucune confiance en l’espèce humaine, comme si toute sa vie, il n’avait côtoyé que truands et criminels. La moindre réaction devient une possibilité de trahison. Suite à une altercation entre les deux hommes, c’est Rotamon qui décide de partir, abandonnant ses compagnons à leur propre sort. Dizzy et Fabia poursuivent leur périple sans lui, au travers de ce désert infini.

À nouveau, Sharunas Bartas expose, par le biais d’un plan demi-ensemble, une occurrence de marche. Filmés de face, avec une longue focale, les deux compagnons d’infortune avancent péniblement en direction de la caméra, légèrement de biais par rapport au cadre. Contrairement au plan analysé plus tôt, l’horizon se situe derrière eux, représentant ainsi le chemin parcouru, mais effaçant toute visualisation d’un objectif futur. De plus, dans cette perspective faussée, les distances sont écrasées, créant cette impression que les personnages font du surplace. Cet effacement de l’étendue déréalise l’environnement parcouru tout en mettant les deux protagonistes sur un pied d’égalité sur le plan figuratif et sensible. Toutefois, alors qu’ils se rapprochent de la marge gauche du cadre, Fabia s’effondre lamentablement sur le sol. Dizzy s’arrête, l’espace d’un instant. Il l’observe et attend. Il est son juge. Rapidement, Fabia se relève, non sans difficulté, comme poussée par le vent. Elle se rapproche du brigand qui reprend immédiatement sa route. Luttant contre les éléments, les deux protagonistes finissent par quitter le cadre pour poursuivre leur errance dans le hors-champ.

Par le biais de ces moments de marche, Sharunas Bartas répète le caractère éreintant de ce périple. Si la chute de Fabia affirme à Dizzy qu’elle n’est pour lui qu’un boulet, ce moment de faiblesse dénote de l’amenuisement vital de nos protagonistes en ralentissant leur progression. En insistant sur ce geste anodin du trajet, le cinéaste lituanien contraint ses personnages à une action réelle et son spectateur à une véritable expérience physique du terrain.

Mais chez Béla Tarr, marcher est une action réelle, une manière de parcourir un espace et de dépenser le temps, une manière d’être affecté par la pluie, la boue du chemin, la monotonie de l’espace. Jacques Rancière

Afin de nous raccorder au cinéma de Sharunas Bartas, on pourrait dire que, dans Freedom, c’est le vent, le sable, la faim, la soif et la chaleur qui viennent affecter les personnages. La marche, dans ce qu’elle représente de dépense du temps, vient détruire progressivement les hommes et les femmes qui parcourent l’immensité offerte par les cadrages du cinéaste lituanien. Le temps allongé, ralentit, finit par rendre tout déplacement austère et funeste.

La suite du long métrage alterne à nouveau entre stase et mouvement. Alors que Dizzy maltraite de plus en plus Fabia, la forçant notamment à prendre un bain dans l’océan, cette dernière tente de lui faire faux bond en quémandant le logis chez une famille berbère. N’étant la bienvenue nulle part, elle finit par revenir vers le seul être l’ayant paradoxalement accepté. À nouveau, les deux protagonistes s’embarquent dans une marche désespérée, au rythme de plus en plus lent et laborieux. Cette fois-ci, Sharunas Bartas cadre l’action de profil. Au premier plan, Dizzy et Fabia parcourent de droite à gauche la zone restreinte par l’image. Au fond, une chaîne de montagne, baignée dans la lumière du crépuscule, bloque toute possibilité de percevoir l’horizon. Les protagonistes sont encerclés par des données géographiques et scéniques, ils ne peuvent s’en échapper. Désormais, il ne nous est plus possible d’apercevoir les traces imprimées sur le sol d’un trajet déjà parcouru, ni même d’observer les kilomètres de sable attendus. Les protagonistes sont emprisonnés dans leur simple action de marcher. Ils n’ont plus ni objectif, ni point de départ, marchent sur leurs traces et perpétuent leurs erreurs du passé. Ils ne sont plus que définis par ce mouvement erratique de la marche.

Alors que Dizzy devance de quelques mètres Fabia, cette dernière s’arrête un instant, et s’effondre dès l’instant où le trafiquant quitte le cadre. La jeune fille s’agenouille en posant les mains au sol, comme pour prier. Après une dizaine de secondes de léthargie, Fabia recouvre une dernière once d’énergie, lui permettant de se relever une fois de plus. Elle retrouve sa dignité, l’espace d’un instant, avant de poursuivre son interminable errance. Seule à l’image, elle ne possède désormais plus de garant pour sa survie. Sans point de repère, elle se dirige pourtant en direction de celui qui l’a délaissée. Le seul espoir de Fabia réside désormais dans sa croyance désespérée envers la marche de cet homme malhonnête et abjecte. Malgré tout, elle le suivrait jusqu’au bout du monde. En quittant le cadre, elle marque ces derniers pas d’errances, signant un terme à cette cavalcade filmique éperdue.

Avec ces instants de marche répétés, Sharunas Bartas trace la trajectoire d’un récit sinueux. Il propose plusieurs variations de gestes qui nous permettent, en tant que spectateur, de cerner l’évolution relationnelle entre les protagonistes. Parmi les trois plans que nous avons analysés, nous avons pu remarquer un amenuisement croissant des troupes, passant de 3, à 2, jusqu’à l’abandon de Fabia au milieu du cadre. C’est aussi l’énergie de la marche qui décroît au fur et à mesure du film, creusant petit à petit les distances entre les protagonistes. Également, la position de Fabia vis-à-vis de Dizzy permet de souligner le rapport conflictuel qu’ils entretiennent, sans pour autant passer par le dialogue. D’abord mise à l’écart des deux brigands, la jeune fille se retrouve ensuite à la hauteur de son juge, avant que ce dernier ne l’abandonne à son propre sort. Le dernier point que nous avons pu soulever concerne le cadrage qui, par un choix d’angles de vue, de profondeur, d’arrière-plan, décide de cacher peu à peu le passé et l’avenir de ses protagonistes, en leur retirant tout espoir de trouver l’asile. Par l’élargissement de leur temps de projection, ces images nous offrent la possibilité de percevoir ces minces fluctuations et ainsi ressentir le désespoir latent qui les imprègne.

En creusant cette question d’une scénarisation de l’errance au cours de mon mémoire, j’ai pu m’atteler à définir plusieurs formes de lenteur pour en déterminer leurs raisons narratives. De ces vagabondages, j’ai pu soutirer une forme dite erratique, qui n’est pas fixe, mais instable. Ainsi, par lenteur erratique, j’entends une forme de lenteur qui tend à nous faire éprouver physiquement ou mentalement un récit par un piétinement narratif, une répétition de la situation et ses écarts notoires. Plus qu’une narration visuelle propre à toute production cinématographique, il s’agit là, par le biais de la lenteur, de révéler et d’appesantir l’ambiance pour transférer au moindre geste un caractère structurant. Dans le cadre de Freedom, il n’est plus question d’observer la souffrance des protagonistes, mais de la partager dans une plus faible mesure. Plus que de développer un aspect sensationnaliste, puisque l’ennui n’est pas divertissant, la lenteur erratique propose une nouvelle forme d’identification plus tangible à même de nous rapprocher d’un quotidien, ceux des marginaux qui errent sans fin à la recherche d’un espoir.

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Bibliographie

LAVANDIER Yves, La dramaturgie: l’art du récit : cinéma, théâtre, opéra, radio, télévision, bande dessinée, Cergy, Le Clown & l’Enfant, 2017.

MAURY Corinne, « Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles » de Chantal Akerman : l’ordre troublé du quotidien, Crisnée, Yellow now, coll. « Côté films », n°41, 2020.

RANCIERE Jacques, Béla Tarr, le temps d’après, Nantes, Capricci, coll. « Actualité critique », n°6, 2011.

ZUCHUAT Olivier, « Déplier, advenir, surgir. Du plan-situation chez Lav Diaz », dans Corinne Maury et Olivier Zuchuat (dir.), Lav Diaz : Faire Face, Paris, Post-éditions, 2022, p. 309-338.

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