Il s'agit d'un exposé érigé dans le cadre du cours Histoire du Cinéma, pour Mr. Dumas à l'ENS de Lyon. L'exposé met en question la représentation et l'historisation de la loi martiale de 1971 à 1986, aux Philippines, par le biais du film de Lav Diaz.
From What Is Before est un film réalisé par Lav Diaz, sorti en 2014. [...] Il s’agit du 18ième film du réalisateur, sorti juste après Norte, la fin de l’histoire. Avec une durée de près de 5h40, Lav Diaz retourne à son esthétique habituel, quittant la couleur de son précédent film pour le noir & blanc.
Le film se déroule sur 3 ans, entre 1970 et 1972. On y suit la vie d’un village, un barrio dans lequel différents événements inexpliqués ont lieu. Des cris sont entendus dans la forêt, des vaches sont retrouvées mortes, des maisons brûlent, une photo de la vierge est découverte sur un rocher au bord de la mer et un homme est retrouvé vidé de son sang. Au milieu de tout ça, Lav Diaz suit différents personnages, en entrecroisant leurs récits. Le film est découpé en deux parties plus ou moins distinctes. La première représente d’une manière plutôt ethnologique la vie du village, incorporant de temps en temps quelques éléments fantastiques. La seconde ramène au cœur du film la réalité de l’histoire. En 1972, le président des Philippines, Ferdinand Marcos, déclare la loi martiale avec le soutien des Américains. La seconde partie du film voit donc une nouvelle menace atteindre le village, celle de la présence de militaire venu pour régler la situation étrange qui plane au-dessus du barrio.
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Barrio, en espagnol, signifie quartier. L’un des buts principaux de Lav Diaz à travers ce film (et le reste de sa filmographie) est de filmer les populations ostracisées de son pays, notamment dans des milieux ruraux. Les premières minutes du film représentent bien cette idée, capturant à travers plusieurs plans statiques des actions du quotidien. De façon quasi ethnologique, Lav Diaz vient filmer ces habitants dans leur tâche journalière, aux champs ou dans le village. L’histoire se base sur les souvenirs d’enfance du réalisateur, dans la province de Maguindanao, sur l’île de Mindanao. Le film tend à représenter une réalité qu’à vécu Lav Diaz dans son enfance, avec les vendeurs itinérants de moustiquaires notamment. Cependant, le film fût tourné sur l’île de Luzon, au nord des Philippines, dans la province de Cagayan, au village de Abulug, pas loin de Manille. Ce dernier fût notamment choisi pour son absence de route pavé, de pont, et d’électricité. A travers ce village, Lav Diaz vient entrelacer plusieurs histoires. Parmi les différents personnages, on suit Itang et sa sœur Joselina, qui souffre d’une maladie mentale, dont les rumeurs racontent qu’elle aurait des pouvoirs de guérison ; Tony, un distillateur d’alcool ; Sito qui s’occupe des vaches d’un riche propriétaire ; Heding qui passe de village en village pour vendre des moustiquaires ; le père Guido qui essaye de prêcher la parole de Dieu ; et Miss Acevedo qui essaye d’éduquer les enfants pauvres. Toute une galerie de personnages que Lav Diaz tâche de filmer dans leur quotidien. C’est pour cela que les plans tendent à se rallonger.
This is one of the main reasons behind Diaz’s carefully composed, almost immobile, extremely long takes adding up to enormous running times: first, duration is an affirmation of importance in cinema, so showing poor, neglected people on the big screen for several hours calls attention to their very existence and their desperate living conditions; second, the filmmaker's peculiar aesthetic is meant to make us experience the burden of centuries of suffering, i.e. what Diaz calls “the agony” of his people. Michael Guarneri
On prend le temps d’expérimenter la temporalité dans laquelle ces personnages vivent. On peut rapprocher la citation de Guarneri et le cinéma de Lav Diaz à la théorie de Georges Didi-Huberman concernant la place des figurants au cinéma. Dans son ouvrage Peuples exposés, peuples figurants, Didi-Huberman expose l’idée que le figurant, celui qui n’est, par définition, pas la star, tend à ne servir que de fond, de décor, au cinéma. Georges Didi-Huberman voit alors chez certains cinéastes – on pourrait citer Wang Bing, Béla Tarr, Šarūnas Bartas – une volonté de mettre en avant le peuple. C’est ce que fait Lav Diaz en prenant le temps de filmer ces personnages dans leurs tâches quotidiennes, n’hésitant pas à faire durer certains plans sur plusieurs minutes pour bien imprimer la temporalité qui régit leur vie.
Durant la première partie du film, Lav Diaz dissémine plusieurs évènements étranges. [...] Chacun de ces événements est traité sobrement, dans des plans fixes, où les villageois écoute, assis près de la forêt, attentif au moindre son. Ce qui offre des moments tout autant contemplatifs pour le spectateur. L’ambiance y est étrange. Les villageois paraissent passifs. Seules les rares discussions entre eux nous permettent de savoir l’avis des villageois quant aux différents événements qui se profilent. Certains décident même de quitter la campagne. Aucune explication tangible et rationnelle sur les événements ne nous est donnée. Les seules théories qui nous sont avancées relèvent du folklore philippin. On parle notamment d’Aswang et de Kapre, deux entités fantastiques propres à l’imaginaire du pays. L’Aswang est considéré comme une espèce de vampire ou de goule, ce qui nous rappelle l’homme retrouvé mordu au niveau du cou, au milieu du film. Quant au Kapre, il s’agit d’un être humanoïde sombre, proche du gorille, un esprit des arbres. Kapre se rapproche du terme arabe kafir, désignant les non-croyant de l’Islam, un terme surtout utilisé pour désigner les Indiens non-musulmans des Philippines. Le sous-texte religieux est très présent dans From What Is Before, avec le personnage du père Guido, qui cherche à prêcher la parole de Dieu.
Several small stories alternate among one another, intertwining unassumingly. The narrative threads of the film, at first loose, tighten and in light of later developments come to reflect a nation's uneasy and tumultuous shift into paranoia and useless violence, as reality fades into nightmare. Adam Cook
Au travers de son film, et de sa durée, Lav Diaz cherche à nous faire éprouver le poids des années et la paranoïa. De plus, par son esthétique en noir & blanc et l’utilisation du numérique, il revendique son indépendance par rapport au cinéma dominant, de par l’attention nouvelle que requiert ses films. Et surtout, si le film prend presque trois heures à installer un environnement, c’est pour mieux délivrer son message sur sa deuxième partie.
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En septembre 1972, le président Ferdinand Emmanuel Edralin Marcos met en place la loi martiale. Il est élu pour la première fois en 1965. Suite à de nombreuses contestations de son pouvoir, il décide d’utiliser la présence de la guérilla sécessionniste musulmane sur l’île de Mindanao et l’arrivée de groupe armé communiste sur le pays, pour convaincre ses électeurs que ces deux groupes armées souhaitent prendre le contrôle des Philippines. Ferdinand Marcos impose à ses citoyens la loi martiale en 1972, permettant ainsi d’arrêter n’importe qui, et de suspendre tous les droits constitutionnels, civils et politiques pour des raisons de sécurité nationale. Il fût notamment aidé par les Américains pour lutter contre les communistes. La loi martiale se termine en 1981, puis Marcos sera réélu une dernière fois jusqu’en 1986. Il sera ensuite poussé à l’exil après 20 ans de règne. [...] La deuxième partie de From What Is Before voit donc arriver l’intervention de l’état dans ces étranges histoires qui terrifient la région. L’arrivée des militaires au sein du film va enlever petit à petit ce qu’il y a de fantastique, de merveilleux dans la région. Les supposés protecteurs de la nation deviennent alors une incarnation de la forme maléfique qui terrorise les habitants du barrio. La confiance se perd peu à peu entre l’état et son peuple. Les militaires, par la présence de leurs armes, deviennent la véritable menace du pays.
A la fin du film, les groupes armées de Ferdinand Marcos iront même jusqu’à pendre par la peau du dos certains villageois en leur demandant de dire « I love Marcos » et « I love the University of the Philippines », donc d’approuver Marcos et ses méthodes politiques.
Lav Diaz nous confirme la méfiance des philippins envers leur président, envers sa politique fasciste, et nous montre la violence de ses partisans à la toute fin, comme pour nous prévenir d’un danger.
[...] En 2014, année de sortie de From What Is Before, Ferdinand Marcos Junior, aussi appelé Bongbong Marcos, se présente à la candidature de la vice-présidence des Philippines, avec l’aide du parti nationaliste. Malgré l’exil de son père, et des suites de sa mort, la famille Marcos s’est réinstallée aux Philippines, se relançant petit à petit dans la vie politique. Le retour de la famille de l’ancien dictateur a poussé Lav Diaz à faire ressurgir ce traumatisme à travers différents films. Déjà dans Evolution of a Filipino Family en 2004, Lav Diaz traite de cette période, dans laquelle il a lui-même grandi. Alors que ce film sonnait déjà comme un retour au traumatisme, From What Is Before sonne comme une alarme. Un rappel au peuple philippin de ce qu’avait déjà pu endurer leurs familles 40 ans auparavant, et ce qu’ils pourraient subir aujourd’hui en remettant la famille Marcos au pouvoir.
That’s why, before being a good or a bad movie, From What is Before is first and foremost a film that had to be made. Because Ferdinand Marcos’s son Ferdinand Marcos Junior is running for 2016 presidential elections in the Philippines as a candidate for the Nationalist Party. Because most of the dictator’s relatives and close collaborators during martial law still occupy positions of power in the Republic of the Philippines. And last but not least, because the Abulug barrio in which From What is Before was shot one year ago still has no paved roads, no bridges, and no electricity. Michael Guarneri
Cependant, en 2016, Bongbong Marcos échoue face à Leni Robredo. Mais en 2021, il lance sa campagne en vue d’être élu président. Il se retrouve de nouveau face à Leni Robredo, mais l’emporte le 9 mai 2022 avec 58,7% des voies, succédant ainsi à Rodrigo Duterte. Lav Diaz explique la situation dû à un oubli collectif, mais surtout car l’âge moyen du pays tourne autour de 24 ans, ceux n’ayant pas connu la loi martiale. La population filipino est très jeune. D’où la volonté de filmer une époque passée. Faire en sorte que les fautes de Ferdinand Marcos ne soient pas effacées par la propagande, montrant que la force militaire est parfois plus terrifiante qu’une force obscure et inconnue. Si Lav Diaz est contre le nouveau président des Philippines, c’est justement parce qu’il a déjà vécu sous le règne de son père.
Ainsi, à travers From What Is Before, Lav Diaz nous expose la vie perturbé de paysans philippins par la mise en place de la loi martiale de Ferdinand Marcos. Il nous montre les injustices commises par ses soldats, et comment la terreur des habitants passe d’une force obscure à celle des soi-disant gardiens de la paix. Bien des années après la sortie de son film, le message n’est pourtant pas passé, la faute à des films difficiles à exploiter, de par leur durée. Cependant, Lav Diaz continuera sûrement à filmer l’histoire de son pays, pour montrer à la jeunesse les risques de certaines politiques.