/SPOILERS/
Ce qu'il y a de si dérangeant, ce n'est pas la violence (on a vu pire ailleurs), c'est sa gratuité, sa banalité : comme un rêve, elle n'a ni début ni fin, ni cause ni conséquence, ni contexte ni objectif. Une telle violence dérange car elle semble dire "ceci est normal, je n'ai pas besoin de le justifier". Même les pires méchants du cinéma ont au moins un semblant de motifs, une histoire ou un personnage. Ils sont violents car... Ici, ils sont violents, point. Comme on boit un café ou on tire la chasse. Tout est fait pour renforcer ce sentiment : la superposition des bruits de la violence avec la préparation d'un déjeuner, le détachement du principal tortionnaire, les focalisations sur des détails du quotidien...
Le spectateur est pris au piège d'une violence infernale, dont il comprend qu'elle se referme sur lui dès les premiers instants, où flotte ce parfum oppressant délicatement mis en place par des regards, un ton, un langage corporel... Le sentiment d'inéluctable est immédiat : tout espoir est forcément perdu, puisque la violence est aussi simple que dire bonjour. Haneke s'amuse avec cette fatalité, disposant plusieurs faux "fusils de Tchekov" : un couteau en gros plan qui glisse dans le voilier, littéralement un fusil qui traîne par terre... Vont-ils servir à retourner la situation ? Évidemment, non. Haneke s'amuse avec ces codes, c'est en réalité lui qui dirige ces "jeux amusants".
C'est d'ailleurs car on ne croit jamais aux chances de cette pauvre famille que la principale faiblesse du film réside selon moi dans la longueur du passage où les joueurs se retirent, pour mieux revenir ensuite. On sait très bien que la famille ne parviendra pas à s'en tirer, alors inutile de passer une demie-heure à crier, saigner et sécher un téléphone. Même quand l'un des tortionnaires prend un coup de fusil à pompe dans le ventre, on n'est pas surpris de voir le film revenir en arrière pour annihiler tout espoir. Autre originalité de mise en scène, ces dialogues et coups d'œil qui brisent le quatrième mur, et renforcent l'enfermement du spectateur pris au piège : tu es là, avec nous, dans cet enfer sans issue.
Je ne pense pas pour autant que ce soit uniquement un exercice de style ou du nihilisme convenu. C'est plutôt Haneke qui emmerde la bourgeoisie, ses codes et sa sensibilité, en lui envoyant dans la figure un missile parfaitement arrangé. Choisir une famille bourgeoise tout-à-fait commune comme victime désignée servira justement à renforcer l'identification, et donc l'effet sur son public cible. Pire, il le tourmente en feignant de laisser entendre que tout était évitable, qu'il ne s'agit que d'un malentendu qui a tristement dérapé... Après tout, il aurait suffit de prêter ces six œufs, non ?