Renversement des valeurs et subversion de la morale.

Le film commence très fort, avec une musique d’intro en contraste total de la scène : des parents et leur enfant en voiture, scène absolument anodine, écoutant à ce qui ressemble vaguement à du metal avant-gardiste chaotique (composé par John Zorn), une musique dissonante aux hurlements majestueusement infernaux. Très vite l’intrusion du blondinet grassouillet fait ressortir un malaise exténuant, on a presque envie de clamer : « mais casse-toi bordel ! », sa présence bientôt accompagnée de son camarade brun et fin devient à la limite du supportable, l’irruption ajoutée à des salamalecs impeccable revient sur ce contraste saisissant entre le fond et la forme de cette scène surréaliste, à partir de laquelle on peut considérer qu’il y a un renversement des valeurs : ces deux jeunes s’approprient le lieu, cette belle maison qui appartient à l’origine aux riches parents, ceux-là qui passent confortablement leurs vacances à faire du bateau et à jouer au golf avec leurs voisins fortunés se retrouvent soudainement soumis à ces jeunes à l’apparence soignée mais à la personnalité corrompue. Le fait que le quatrième mur se brise à plusieurs reprises renforce la domination exercée par le jeune brun svelte en plus de mettre le spectateur en connivence avec lui, en lui rappelant très justement que, par conformisme, il sera forcément du côté des victimes. La subversion de la morale prend alors tout son sens, parce qu’à cet instant on veut être du côté des agresseurs, on veut qu’ils aillent jusqu’au bout pour voir comment ça va se finir. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Pourquoi portent-ils des gants blancs ?

Le pouvoir accaparé par le brun maigrichon est sans limite, on le verrait presque boire du lait en écoutant du Beethoven. Il ordonne et les autres n’ont qu’à s’incliner, pourtant sa méthode est habile : il reste courtois et donne l’impression à ses otages qu’ils ont le choix, même si ce celui-ci est empreint au sadisme (couteau ou bien fusil ?). Le jeune geôlier excelle dans la manipulation avec comme objectif le renversement de la faute sur la victime, dans un processus particulièrement pervers qu’est l’inversion accusatoire : le père lui met un soufflet (pour un motif largement valable : échauffourée suite à cette intrusion aux contours malsains), et voici que tout ce qui arrive par la suite est la conséquence de cette gifle méritée au caractère fondamentalement insignifiant. Tout événement dépourvu d’importance prend alors une ampleur dramatique. L’autorité des deux jeunes hommes est marquée par l’accaparement du cadre spatial : ils ont littéralement l’emprise et le pouvoir sur les véritables hôtes de la propriété. D’un coup la souveraineté est remise en question : qui possède quoi ? Parce que vous êtes chez vous du moment que personne ne vient conquérir votre logement, mais si demain on vient vous demander des œufs, peut-être qu’ici commence la perte de tout ce que vous possédez, vous êtes soudainement relégués au misérable rang du prolétariat, c’est-à-dire que vous ne pouvez plus qu’obéir pour espérer survivre.

Et malgré toute l’horreur qui se déroule sous nos yeux, le père, dans un élan complexe de lucidité et d’absurdité balance aux malfrats : « Pouvez-vous évitez de dire des grossièretés devant le petit ». Comme si combattre la vulgarité faisait partie des priorités lorsque l’on est pris en otage chez soi par des inconnus. Ainsi, même dans les moments les plus brutaux et les plus déstabilisants, le père garde ses réflexes bourgeois, voulant protéger son fils non pas en premier lieu de la mort qui le guette, mais de l’insolence verbale de ses détracteurs sans pitié. Par ailleurs la mort du gamin élève le film dans une nouvelle dimension, celle où les enfants sont privés de Deus Ex Machina et n’ont pas d’autres choix que d’affronter la dure réalité de la vie, à savoir le trépas.

« En fait il est vraiment accro, c’est pour ça qu’il est sorti, c’est pour ça aussi qu’il a les nerfs si fragiles. D’ailleurs moi aussi je suis accro. On dépouille les riches, dans leurs luxueuses maisons, pour payer notre came. »

On ne connaitra par l’objet de la dépravation des deux jeunes adultes, on peut supposer que ce sont deux schlagos déguisés sobrement en petit bourgeois dans le but de pénétrer les entrailles des possédants, ou bien peut-être que ce sont effectivement deux jeunes héroïnomanes prêts à tout pour obtenir un fix. L’important ici est de voir à quel point l’habit ne fait pas le moine, ces deux diablotins sont habillés comme ces gens qui ont tout mais qui, vous savez, ne veulent de mal à personne. Enfin, leurs discussions légères sur la question métaphysique de l’essence de la réalité laissent penser que ce sont deux jeunes en perdition, plongés dans un nihilisme sans fin, et cherchant à travers le mal qu’ils peuvent faire, un sens à leur existence minable et grandiose, incarnant une puissance vitale nietzschéenne sans morale et donc sans limite.

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le 7 mai 2023

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