C'est après trois de ses films majeurs (Phantom of the Paradise, Obsession et Carrie) que Brian de Palma réalise Furie. Et si le film peut paraître anecdotique en comparaison, on y retrouve pourtant les thèmes et les obsessions du cinéaste, ainsi que ses procédés habituels, qu'il maîtrise à la perfection.


De prime abord, Furie apparaît comme un film étrange, insaisissable, mélangeant plusieurs thématiques typiques du cinéaste, mais aussi très ancrées dans leur époque : la défiance envers des organisations gouvernementales accusées de surveiller les citoyens (avec toutes ces caméras et tous ces micros cachés, on n'est pas loin du Watergate), les pouvoirs psychiques et tout un métalangage sur le cinéma.
Quand on regarde l'histoire de Furie, on se dit que ça ressemble quand même beaucoup à Carrie, cette histoire d'ados aux pouvoirs psychiques développés. Et d'ailleurs, on retrouve un traitement assez identique : la fille rejetée par les autres, celle dont on se moque parce qu'elle est différente. Toute une réflexion sur la normalité se met en place dès la scène d'ouverture, sur la plage israélienne : Robin dit à son père Peter (Kirk Douglas, que l'on a connu plus convaincant) qu'il n'a pas envie de rentrer au USA, parce que là-bas « je me sentirai comme un monstre (…). Ma place est dans un zoo ». Comme Carrie, le problème des personnages est de ne pas se conformer à une norme sociale. Le fait que ce soit des adolescents est très significatif : l'adolescence est le moment où l'on est tiraillé entre le développement d'une personnalité propre et l'envie de se fondre dans un groupe, d'appartenir à une société. C'est là que se situent Robin et Gillian, mais à un degré supérieur, puisque finalement la seule société qui est prête à les accepter (c'est-à-dire une agence gouvernementale plus ou moins occulte) le fait en leur rappelant sans cesse qu'ils sont des monstres. Leur but est bien d'exploiter les sentiments de peur, de colère et de frustration nés de leur situation, et ainsi transformer Robin en « bombe » (derrière tout cela, on sent encore, en cette fin d'années 70, la peur de la bombe atomique et d'une guerre nucléaire, en symbolisant l'instabilité de « l'équilibre de la terreur » à travers la personne de Robin).
« What a culture can't assimilate, it destroys » : à l'opposé des vues de Childress (Cassavetes, absolument génial en personnage sombre, toujours plongé dans l'ombre, et finalement le plus terrifiant du film, parce qu'il en fait finalement assez peu et ne surjoue pas) qui veut accentuer le caractère monstrueux de Robin, Peter veut, quant à lui, intégrer son fils dans la société, en faire un ado normal, joueur de foot américain, séduisant des petites copines lycéennes, etc. D'un certain côté, on se retrouve exactement dans le même schéma qu'avec les X-Men : les mutants doivent-ils être au milieu de nous et vivre normalement, ou doivent-ils être à part, que ce soit pour les glorifier ou pour les discriminer ? En cherchant à intégrer son fils à la société américaine, en mettant fin à sa ségrégation dorée sur une plage du Proche-Orient, Peter veut finalement sauver Robin, qui serait sinon une proie facile, une cible privilégiée.
Et alors, c'est toute la question de l'autre qui se pose ici, question qui était déjà abordée dans Carrie, où la pauvre jeune fille était prise entre deux cultures qui se rejetaient mutuellement et qui la rejetaient également. Il est intéressant de noter que les scènes stressantes, angoissantes du film sont des scènes de foule, une foule toujours montrée comme envahissante et cachant de nombreux dangers potentiels. Face à cette autre aux multiples visages, la tentation de s'isoler, de s'enfermer dans un institut spécialisé est bien entendu fort. Céder aux messages illusoires d'une sécurité loin du monde.


Comme bien d'autres films de De Palma (d'Obsession à Snake Eyes), Furie se déroule autour d'une scène originelle vécue comme le traumatisme de départ. Une scène tout en faux semblants : derrière l'apparence d'un attentat terroriste mené par des opposants politiques se cache une attaque personnelle dirigée contre Peter ; et celui-ci joue aussi sur les apparences, se faisant passer pour mort pour mieux pouvoir réapparaître et contre-attaquer par surprise. Et l'ensemble est filmé par un des assaillants, dans le but de faire de cette scène un élément traumatisant qui attisera la colère (et l'instabilité) de Robin.
La présence d'une caméra dès le début du film, suivie par bien d'autres jeux sur les écrans, est le point de départ de tout un système de renvois au cinéma. On sait que le thème du cinéma est central dans la filmographie de De Palma, où il est souvent question d'images, de procédés d'enregistrements des images ou des sons, et de personnes dupées parce qu'elles croient bêtement à ce qu'elles voient ou entendent (Body Double, Blow out, Mission Impossible et bien d'autres). Ainsi donc, Furie est un film sur le cinéma. Il y est surtout question des apparences, de mises en scène qui ont pur but de duper des spectateurs. Maquillage de Peter, fausse identité, apparences trompeuses : finalement le maître du jeu sera celui qui trompera l'autre. Le réalisateur multiplie les scènes en trompe-l'oeil, comme cette course-poursuite dans le brouillard (avec l'excellent Dennis Franz). Tout cela culminera avec la superbe scène de l'évasion de Gillian, un régal de mise en abyme sur la mise en scène.
Mais ce jeu sur le cinéma, sur les mises en abyme de mises en scène, ne se contente pas d'être un jeu vide. Outre qu'il s'installe dans la thématique majeure du cinéma de Brian De Palma, il permet aussi de mettre à part les personnages de Robin et Gillian. Les deux adolescents sont ceux qui peuvent aller eu-delà des apparences. Leur don psychique leur permet d'avoir accès à ce qui est caché, que ce soit la grossesse d'une camarade de classe ou la situation exacte de Robin. Ils sont ceux qui mettent en évidence tout ce qui est tu ou omis, et c'est ce qui fait d'eux des dangers sur le plan social. Toute société étant basée sur le secret des pensées et les apparences de l'ordre et des bienséances, des personnes auxquelles on ne peut pas mentir, auxquelles on ne peut rien cacher sont forcément des agents de destruction sociale.
Dans une scène fort intéressante, on voit Gillian qui attrape la main du directeur de l'institut et qui voit ses pensées cachées. Finalement, le don de la jeune femme fait d'elle une spectatrice. « Je suis un récepteur et Robin m'envoie des images », dira-t-elle. Une fois de plus, le cinéma est convoqué, mais cette fois-ci il permet d'aller au-delà des apparences et il dévoile les vérités cachées derrière.


Finalement, derrière son apparence de petit film d'horreur, Furie se révèle bien plus riche qu'il n'en a l'air. Ce qui n'empêche pas le film de De Palma d'avoir des défauts. Pour une fois, j'ai trouvé Kirk Douglas pas très convainquant, comme s'il n'était pas à son aise ici. C'est d'autant plus dommage qu'il est confronté à un John Cassavetes qui est, lui, au mieux de sa forme.
Je trouve surtout que le film met un certain temps à démarrer. De Palma, voulant en faire sans doute trop, nous perd un peu en début, trop occupé à ses mouvements de caméra vertigineux mais un peu vide. Finalement, c'est dans les scènes les plus sobres qu'il est le plus efficace, comme lors de la rencontre entre Cassavetes et Charles Durning, au centre du film. De même, alors que l'emploi des sons et des bruitages est très bien pensé, c'est souvent gâché par une musique trop envahissante et lourde.
Cela n'empêche pas De Palma de nous donner des scènes vraiment mémorables (une fois de plus, l'évasion de Gillian constitue sûrement le sommet du film et un des sommets de la filmographie du réalisateur) et de faire un très bon film, largement sous-estimé.

SanFelice
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le 29 mars 2018

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SanFelice

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