En 1963, le cosmonaute Youri Gagarine inaugure la cité d’Ivry-sur-Seine qui porte son nom. Le monumental bâtiment de briques rouges est l’un des joyaux architecturaux du bastion communiste de la banlieue parisienne, la « ceinture rouge », qui atteint son apogée politique entre les années 50 et les années 70. À travers ce détour initial par l’archive, Gagarine remémore les liens étroits entre le territoire et le politique qui accompagnaient l’émergence d’une banlieue vue comme un espace brut où se rencontraient l’urbanisme et le socialisme marxiste. Au même titre que la conquête spatiale nourrissant l’imaginaire des habitant.e.s, la cité Gagarine se dresse triomphalement vers le ciel et se veut le symbole d’un progrès social inarrêtable. Cinq décennies plus tard, le dépérissement des structures et le mépris des classes dirigeantes envers la banlieue ont inversé le paradigme. Si l’analogie avec l’astronomie persiste, elle renvoie maintenant à une notion de déclassement via les mots de Youri (Alseni Bathily), un adolescent de 16 ans, qui explique que les banlieues célestes, bien qu’elles brillent moins intensément qu’une étoile, sont nécessaires et vitales à sa survie.


À l’opposé des rêves en apesanteur de Youri, les habitant.e.s de Gagarine sont immuablement maintenu.e.s sur la terre ferme : littéralement, par les ascenseurs en panne perpétuelle ; structurellement, par leur condition de banlieusard.e. Face à l’abandon politique de l’État, la communauté est le seul moyen d’exister et de lutter. La première partie de Gagarine est une déclaration d’amour, solaire et sincère, à cette utopie sociale de substitution, succédant à celle idéologique des Grands Ensembles, où la solidarité et la débrouillardise règnent en maîtresse. Fanny Liatard et Jérémy Trouilh font le portrait, nécessaire et revigorant, d’une banlieue où les thématiques fétichisées par le cinéma français (la drogue, la violence, la prostitution), tout en n’étant pas niées, ne sont pas constitutives du territoire. Alors que la menace de la destruction s’intensifie, la vie fleurit grâce à un tissu associatif et communautaire qui s’empare de l’espace, des cours (où les résident.e.s se joignent pour admirer une éclipse solaire) aux toits (où se retrouvent des femmes pour danser). Arpentant la cité depuis plusieurs années, les deux cinéastes invitent de véritables ancien.ne.s habitant.e.s à se réemparer de Gagarine et à inscrire dans la postérité de l’image cinématographique la générosité du monde qu’iels s’étaient créé.e.s.


Dans Gagarine, un adolescent abandonné par sa mère fait office de soleil. Irradiant par sa détermination à sauver ce qui pour lui fait famille (la cité), Youri polarise les espoirs collectifs d’un avenir pour la cité de briques rouges et prêche pour la perpétuation de ce vivre-ensemble. Autour de lui, des personnes en manque d’horizon gravitent : un ami fidèle rempli de bonhomie (Jamil McCraven), une Rom brisant sa solitude (Lyna Khoudri) et un dealer sans futur (Finnegan Oldfield). Face à l’insalubrité généralisée, ils construisent, sous l’impulsion (et l’obsession) de Youri, une autre réalité en mettant à profit les objets laissés par les habitants déjà expulsés. Les appartements vides de Gagarine se métamorphosent en vaisseau spatial. À la manière du John From de João Nicolau (Portugal, 2016), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh invoquent le Réalisme Magique, concept originellement rattaché à la littérature sud-américaine des années 1950 qui figure une construction narrative qui s’amorce dans le réel pour accueillir en son sein un élément irréductible de magie. Là où seul l’amour de Rita permettait de transformer Lisbonne en jungle, c’est la sueur et la résilience de Youri qui permet ce glissement vers une poésie teintée de mélancolie.


Gagarine est une œuvre au service de la psyché de son protagoniste. Par leur mise en scène, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh épousent le désir de Youri de décoller vers les étoiles. Muni.e.s de leur caméra, iels parcourent la cité d’Ivry-sur-Seine pour créer des analogies visuelles entre un solide bâtiment de briques et un aérien vaisseau spatial. Ici, des paraboles pour la télévision deviennent des moyens de garder un contact avec la terre. Là, un habile mouvement de caméra crée la sensation d’un décollage. Ils construisent un nouveau vocabulaire graphique qui permet de réinventer totalement la perception de la banlieue. Soutenus par un remarquable travail sonore, les deux cinéastes extraient l’imposante cité de sa pesante réalité pour lui offrir, le temps d’une dernière aventure, une vie dans les étoiles. À travers cette expédition référencée au sein de l’univers de la science-fiction, Gagarine inscrit la cité éponyme dans l’histoire du cinéma français. Ne pouvant aller à l’encontre de son irrémédiable destruction (amiante), Gagarine est néanmoins sauvée de l’oubli. À l’égal des images d’archive qui l’ouvre, le long-métrage forge une mémoire du collectif atteignant par le biais de la fiction des horizons insoupçonnés.

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le 21 juin 2021

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