Ad Astra
Lourde est l’étiquette du « film de banlieue », faux genre aux codes et écueils connus et régulièrement explorés, du trafic de drogue à la gouaille des jeunes qui peuplent les lieux, qui continuent de peindre, même dans les films les plus énergiques (on peut penser aux Misérables), le portrait d’un certain marasme social, creuset sans échappatoire des inégalités subies par ces membres oubliés de la société. Dans Gagarine, cette question sociale est avant tout une question de territoire, qu’il s’agira de ré-historiciser, revitaliser, et réinventer.
« Gagarine », c’est une cité construite dans les années 1960, et baptisée d’après le premier homme à avoir voyagé dans l’espace. Soixante ans plus tard, le rêve de modernité couleur béton tombe en ruines et est menacé de démolition, et Youri n’est plus un cosmonaute soviétique mais un résident de 16 ans qui tente de remettre la cité en état. Une introduction qui pose la problématique du film, tendu entre deux extrêmes inconciliables : continuer de défendre avec espoir un territoire devenu sien, ou être contraint de chercher un ailleurs dans le néant.
Le territoire de Gagarine, pourtant lieu de vie préfabriqué, imposé à des minorités comme seule possibilité de logement, est ici un paysage détonnant. Couleurs pastelles et lumière solaire, caméra mouvante mais stable (on évite ici le cliché de la caméra épaule comme caution urbaine ou « réaliste »), format cinémascope étendant l’espace et permettant de rassembler dans un même cadre plusieurs corps et plusieurs visages : l’environnement de la cité est un lieu investi. On y découvre des habitants soudés face à la rugosité du territoire, qui se le sont approprié, et Youri et son ami Houssam ont appris les détails de son fonctionnement pour tenter de la remettre en état et empêcher sa destruction programmée pour insalubrité. Le film veille à revitaliser l’habituelle grisaille de la banlieue, collectant les instants de vie quotidiens et bienveillants, témoins d’un esprit de communauté solidaire.
Un foyer bientôt mis en péril par un adversaire quasi-invisible (excepté une contrôleuse de l’état des lieux), qui mure entre deux ellipses la cité et l’assiège de machines. Gagarine comprend et illustre assez finement que si la cité était un lieu « contraint », il a été refaçonné par ses habitants en leurs maisons, posant ainsi les dynamiques de relogement forcé, de migration, comme réels leviers d’oppression systémique. Diana, jeune fille du voyage dont se rapproche Youri, sera également arrachée à cette terre, certes en décrépitude, mais qu’elle avait choisi d’adopter. Youri refusera de quitter les lieux, fondant son propre foyer au sein de la cité en phase de démolition, expression tragique et déterminée d’une volonté de s’ancrer dans son espace, et espoir caressé d’une vie en autonomie.
Cette tension entre enfermement et déracinement propres à ces terres d’accueil désignées et enclavées se retrouvent condensées dans le nom « Gagarine », à la fois seul espace à considérer comme son foyer, et promesse d’un ailleurs inatteignable. Une poésie mélancolique imprimée dans les nombreux cadres qui assimilent la cité à un vaisseau spatial, épousant la forme de ses murs béton pour les tourner en architecture abstraite, illuminant ses couloirs nus comme des conduits d’accès, les motifs répétitifs de ses façades en plateforme de lancement cachée par l’ombre de la Lune. Une métamorphose grandiose et illusoire amenée à son paroxysme par Youri dans la construction de sa « capsule » au sein des murs. « Je ne vois pas l’intérêt de partir au bout du monde » dit-il, il préfère transformer son foyer en ailleurs, métaphore de la condition des habitants de cités. L’horizon de la fin du film, caressant la science-fiction, finit d’achever cette vision « exploratrice », où l’on peut toujours chercher à voyager, même depuis une cage, et pourquoi pas faire sien des espaces infinis.