(8.5/10)

Réalisé par Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, Gagarine est un film singulier qui mêle réalisme social et poésie onirique, nous plongeant au cœur d'une cité sur le point de disparaître, tout en nous faisant voyager dans l’imaginaire d’un adolescent en quête de sens et d’évasion. Inspiré de la cité Gagarine d'Ivry-sur-Seine, aujourd'hui démolie, le film se démarque par son mélange audacieux de genres, proposant à la fois une réflexion sur l'abandon des quartiers populaires et un hommage à la force de l'imagination.


Gagarine s’impose comme une œuvre vibrante et profondément humaine, où la réalité urbaine coexiste avec une dimension quasi fantastique. Le film s’appuie sur des performances authentiques, une esthétique immersive et un scénario original pour explorer des thématiques universelles comme l’identité, l’attachement à un lieu, et la volonté de s’échapper d’un monde qui semble nous délaisser. Liatard et Trouilh réussissent à capturer l’essence des cités en banlieue tout en y insufflant une beauté et une tendresse rarement vues à l'écran.


Le film suit Youri (Alséni Bathily), un adolescent de 16 ans, qui vit dans la cité Gagarine, un immense ensemble de logements sociaux nommé en hommage au cosmonaute soviétique Youri Gagarine. La cité est sur le point d’être démolie, mais pour Youri, cet endroit est bien plus qu’un simple lieu de vie : c’est son foyer, un espace qu'il chérit et qu’il refuse de voir disparaître. Plutôt que de quitter la cité, Youri se lance dans une mission quasi impossible : réparer, rénover et maintenir la cité en vie, comme s'il s'agissait d'un vaisseau spatial prêt à décoller.


Youri est un rêveur, fasciné par l’espace et le cosmos, et il transforme peu à peu la cité en un univers parallèle, dans lequel il se projette comme un cosmonaute en mission. Le film oscille ainsi entre une représentation réaliste de la vie dans les cités et des moments d’évasion poétique, où l’imagination de Youri transcende la dureté du monde qui l’entoure. Ce mélange de réalisme social et de fantastique est l’une des grandes forces du film, qui parvient à nous immerger dans l'univers intérieur de Youri tout en nous confrontant aux enjeux sociaux réels liés à la gentrification et à la démolition des quartiers populaires.


Au cœur de Gagarine, il y a le personnage de Youri, magnifiquement interprété par Alséni Bathily, qui incarne avec une grande sensibilité ce jeune homme attaché à ses racines, mais également avide de découverte et de transcendance. Youri est un personnage complexe, à la fois ancré dans son environnement et désireux de s'en échapper. Sa passion pour l’espace et sa fascination pour Youri Gagarine, le premier homme dans l’espace, ne sont pas simplement des moyens d’évasion, mais aussi des métaphores pour son propre désir de s’élever au-dessus de la réalité souvent morose de son quotidien.


Bathily apporte une grande humanité à son personnage, le rendant profondément attachant et crédible. À travers lui, le film explore les questions d’identité, d’appartenance et de résilience. Youri est un adolescent en quête de lui-même, qui lutte pour préserver son environnement tout en rêvant d’ailleurs. Sa relation avec la cité est presque symbiotique : en tentant de sauver Gagarine de la destruction, il cherche à protéger une partie de lui-même, de son enfance et de ses rêves.


Le film s’attache également à dépeindre les relations de Youri avec les autres habitants de la cité, notamment avec son ami Houssam (Jamil McCraven) et Diana (Lyna Khoudri), une jeune Rom qui vit non loin de Gagarine. Ces personnages secondaires enrichissent l’histoire en offrant des perspectives variées sur la vie dans la cité et sur les façons dont chacun réagit face à sa destruction imminente.


L’une des grandes réussites de Gagarine est sa direction artistique, qui parvient à créer un univers visuel à la fois réaliste et onirique. La cité, montrée sous tous ses aspects, de ses espaces communs délabrés à ses toits offrant des vues dégagées sur la ville, devient un personnage à part entière. Les réalisateurs, qui avaient déjà réalisé un court-métrage documentaire sur la cité avant sa démolition, capturent avec une grande sensibilité la beauté de cet environnement, malgré sa dégradation progressive.


Le travail sur la lumière, la couleur et les décors permet de créer des contrastes saisissants entre la froideur bétonnée des murs et les moments de grâce où Youri transforme la cité en un véritable vaisseau spatial. Les scènes nocturnes, où l’obscurité est percée de lumières artificielles et de néons, renforcent l’aspect surréaliste et immersif du film. Dans ces moments-là, on quitte presque le monde réel pour entrer dans l’univers mental de Youri, où chaque coin de la cité devient un espace à explorer, un territoire à protéger.


La musique, composée par Evgueni et Sacha Galperine, contribue également à cette atmosphère envoûtante. Elle accompagne subtilement les transitions entre le réel et l’imaginaire, renforçant à la fois la mélancolie et l’espoir qui imprègnent le film. La bande-son soutient parfaitement l’élévation poétique du film, en rendant palpable le rêve de Youri de quitter la Terre pour un monde meilleur, tout en soulignant la gravité de la situation à laquelle il est confronté.


Sous ses airs de conte poétique, Gagarine aborde également des enjeux sociaux importants. La cité est sur le point d'être démolie pour faire place à des logements neufs et plus "modernes", un processus qui symbolise les transformations urbaines et la gentrification des quartiers populaires. Le film critique de manière subtile cette déshumanisation progressive des cités, ces lieux qui, bien qu’abîmés et souvent stigmatisés, sont porteurs de mémoires, de liens humains et de solidarité. Gagarine, pour Youri et d'autres habitants, représente un foyer, un lieu d'attachement émotionnel qu'ils ne veulent pas voir disparaître.


Le film ne tombe jamais dans le discours militant frontal, mais il montre avec finesse comment ces transformations affectent ceux qui vivent au cœur de ces quartiers. En suivant le parcours de Youri, le film pose la question de savoir ce qui reste d'une communauté lorsque ses repères physiques sont détruits. Youri refuse de quitter la cité, car pour lui, cela signifierait abandonner une partie de lui-même. Cette résistance devient un acte de survie symbolique, une manière de résister à l’inéluctabilité du changement.


Les personnages secondaires, comme Diana et Houssam, ajoutent d’autres perspectives sur cette problématique. Chacun réagit différemment à la démolition de Gagarine : certains se résignent, d’autres cherchent à s'adapter, tandis que d'autres encore, comme Youri, refusent de se plier à cette fatalité. Cette multiplicité de points de vue enrichit la dimension sociale du film et en fait un reflet universel des luttes quotidiennes que vivent les habitants des quartiers en voie de transformation.


Gagarine n'est pas seulement un film sur l'attachement à un lieu ; c'est aussi une ode à la puissance de l'imaginaire. Youri utilise sa passion pour l'astronomie et le cosmos comme une échappatoire, mais aussi comme une forme de résistance. Sa fascination pour l'espace et son projet de transformer la cité en un vaisseau spatial sont des métaphores de son désir d’évasion, de transcender la dure réalité de son quotidien. Dans ses rêves, il devient un cosmonaute, capable de s'affranchir des frontières physiques et sociales qui l’entourent.


Le film traite ainsi de l’émancipation par le rêve, mais aussi de l’importance de l’imagination comme moyen de survivre à une situation oppressante. Dans un monde qui semble lui échapper, Youri choisit de créer son propre univers, un espace où il a encore du pouvoir. Cette dimension onirique, presque magique, du film, apporte une profondeur émotionnelle supplémentaire, montrant que, même dans les moments les plus sombres, l'espoir peut surgir de l’imagination.


Gagarine est un film profondément touchant qui parvient à marier habilement la réalité sociale et la poésie visuelle. Fanny Liatard et Jérémy Trouilh signent ici une œuvre ambitieuse et originale, qui, à travers l’histoire d’un adolescent en quête de sens, aborde des thématiques universelles comme l’attachement au foyer, l’émancipation par le rêve, et la lutte contre l’inévitable.


Porté par la performance émouvante d’Alséni Bathily et une esthétique immersive, Gagarine réussit à capturer à la fois la dureté de la vie dans les cités et la beauté des rêves qui permettent de s'en évader. Le film rappelle que, même dans les endroits les plus désolés, il existe une place pour la poésie, l’espoir et l’imaginaire. Gagarine est un hommage vibrant à ceux qui refusent de laisser leur monde disparaître, et un rappel de l'importance de rêver, même lorsque tout semble perdu.

CinephageAiguise
8

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2021

Créée

il y a 15 heures

Critique lue 1 fois

Critique lue 1 fois

D'autres avis sur Gagarine

Gagarine
matthieu_gnr
9

Banlieue(s) célestes(s) ?

« Tu connais les banlieues célestes ? Les banlieues dans l’espace c’est ce qu’il y a autour des étoiles comme autour du soleil. Ça brille moins mais sans ça, l’étoile survit pas » Le premier long...

le 14 mai 2021

22 j'aime

1

Gagarine
PuduKazooiste
10

Tout pour elle

Gagarine, c'est un espoir. C'est l'espoir fou d'un homme qui tente de sauver la seule chose qui lui reste alors que tout part en poussières : sa mère absente non seulement de sa vie mais aussi du...

le 23 juin 2021

22 j'aime

5

Gagarine
Cinephile-doux
6

Cité de l'espace

Faire rimer poésie avec banlieue et coïncider béton avec fantaisie, en voici une entreprise audacieuse, telle que Gagarine se propose de la mener à bien dans une approche cinématographique bien loin...

le 7 juin 2021

19 j'aime

Du même critique

Portrait de la jeune fille en feu
CinephageAiguise
8

Une histoire d’amour enflammée par le regard et le silence

Sorti en 2019, Portrait de la jeune fille en feu est un film réalisé par Céline Sciamma, qui a su se distinguer dans le cinéma français contemporain avec une œuvre à la fois poétique, sensuelle et...

il y a 3 heures

Le Chant du loup
CinephageAiguise
7

Un thriller sous-marin haletant, porté par le réalisme et la tension

Sorti en 2019, Le Chant du loup est le premier long métrage d'Antonin Baudry (sous son pseudonyme Abel Lanzac), qui a su s'imposer dans le cinéma français avec un thriller sous-marin captivant et...

il y a 4 heures

Les Misérables
CinephageAiguise
9

Une fresque sociale percutante et actuelle sur les tensions des banlieues

Sorti en 2019, Les Misérables, réalisé par Ladj Ly, s’est rapidement imposé comme un film marquant du cinéma français contemporain. Inspiré des émeutes de 2005 et de l’expérience personnelle du...

il y a 4 heures