Dix ans après La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner, Herzog revient sur une thématique très fortement symbolique, comme une multitude de ponts suspendus entre le monde de la performance sportive et l'univers du cinéaste. Cette image de l'exploit en haute montagne contient en creux tous les éléments d'une métaphore sur le geste artistique et sur les aspirations et motivations de l'artiste. On a beau y être habitué, depuis le temps, mais l'acharnement de Herzog à comprendre "pourquoi", au détriment du "comment", consacre une approche à la radicalité toujours surprenante. Comprendre ce qui anime ces fous furieux plutôt que de se focaliser sur la mise en œuvre pragmatique de leur exploit.
Gasherbrum, la montagne lumineuse survient dix ans après les élucubrations d'un sculpteur curieux d'éprouver les sensations procurées par un vol, lors d'un saut à ski. Même voix monocorde de Herzog pour décrire platement la préparation de l'expédition ou pour prendre note, en toute sérénité, de l'exploit réalisé sur fond d'images captées par les deux alpinistes eux-mêmes, Reinhold Messner et Hans Kammerlander, en haut de Gasherbrum I et II. Messner fut le premier à gravir l'Everest avec un simple sac à dos sans sherpa et sans oxygène, et incarne une méthode d'ascension qui a dû à elle seule séduire Herzog : son credo est tout entier concentré dans un affrontement "à la loyale" des difficultés posées par la nature, en pleine connaissance des risques et du terrain. C'est pourquoi ils demandent à l'équipe restée en bas de les déclarer morts, sans alerter inutilement les secours, s'ils ne sont pas revenus deux semaines après leur départ depuis le dernier camp de base.
Une autre façon de contextualiser le documentaire : il y a d'étonnantes similitudes avec une autre œuvre tournée par J.B.L. Noel 60 ans plus tôt, L'Épopée de l'Everest. On retrouve la même structure en deux parties, avec d'un côté la mise en place de l'équipe et du matériel, suivie de la traversée des plaines, et de l'autre l'ascension à proprement parler. On pourrait même établir un parallèle entre les vues captées en téléobjectif de George Mallory et Andrew Irvine, dernières images des deux alpinistes britanniques disparus lors de leur ascension, et celles de Messner et Kammerlander, sur les crêtes menant au Gasherbrum II.
Herzog trouve sans doute chez Messner une sorte de double, tant les deux hommes partagent une pulsion créatrice que beaucoup pourraient considérer comme suicidaire. Herzog s'embarque aux quatre coins du monde dans des projets insensés quand Messner parcourt les montagnes et écrit des lignes à la surface, comme s'il était le seul à pouvoir les lire, selon ses propres termes. Et la mort a toujours jalonné les exploits presque surhumains. Repousser les limites, sans cesse, quitte à passer pour un fou ou un idiot aux yeux de beaucoup. De nouveaux défis, de nouveaux horizons à explorer, encore, toujours. Herzog a beau se défendre de réaliser un documentaire pour ses belles images, Gasherbrum n'en reste pas moins un magnifique témoignage visuel, concentré sur seulement quelques prises de vue : que ce soit le masseur et le cuisinier pakistanais appliqués à leurs tâches, en plein soleil ou à l'abri d'une tente, que ce soit des sources d'eau chaude au début du périple ou un bassin d'eau turquoise creusé dans la glace, que ce soit l'image des deux alpinistes à flanc de montagne prise par Herzog ou celle qu'ils ont pu obtenir eux-même en haut des deux sommets, le visage pris dans la glace et les corps pris dans la tempête, le documentaire comporte une grande série d'images à la beauté éclatante.
Gasherbrum, c'est ainsi le portrait d'un acharnement, avant tout, mais aussi celle d'un équilibre fragile, d'une humilité évidente face au monde, à travers le besoin d'éprouver "une solitude plus grande que dans une pièce vide" selon les mots de Messner. Un personnage parfaitement herzogien, donc, pour qui "l'important c’est de marcher, marcher, marcher".
http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Gasherbrum-la-montagne-lumineuse-de-Werner-Herzog-1985