C'est l'histoire de cette neige qui tombe sur Dublin
C'est l'histoire de cette neige qui tombe sur Dublin. C'est l'histoire de cette oie dressée sur la table. C'est l'histoire de ces dix convives qui se retrouvent, en famille, ensemble. C'est l'histoire de ce qu'ils se disent, le temps d'un repas, le temps d'une soirée, bilan d'une vie.
Délicatement, un homme glisse un bout de viande dans une assiette et la donne à son voisin de table. Et l'assiette passe, entre les doigts, entre les mains, entre les corps.
Des visages se fixent et dansent, s'effleurent, regardent ailleurs, discutent et fuient, leurs yeux s'éloignent vers les songes perdus, les murs, le plafond, le vide et le silence.
Un homme conte, devant tout le monde, une vieille histoire étrange et belle, suivie d'applaudissements.
Une vieille femme chante, émue au souvenir de sa belle voix d'autrefois, lorsqu'elle était jeune, ici, à Dublin, un beau chant triste sur une femme qui se marie. Une convive baisse la tête.
Un autre homme se lève, effectue un discours pathétique, remercie les hôtes, en larmes, heureux et tristes à la fois de voir ces gens qui pour eux se lèvent, de voir tant d'amour et le temps qui va se figer, une poignée de secondes, et repartir sur ses rails, filer, filer, s'enfuir et dissoudre les êtres, les corps, les hommes, les vies.
Tous parlent et échangent sur la valeur des ténors, italiens, irlandais, passés ou présents. Une voix s'élève, c'est la voix de la tante. Elle parle d'un certain Parkinson, un ténor inconnu, le souvenir de sa voix suave dans lequel elle se perd volontiers, alors que le silence arrive, aussitôt brisé : encore, le temps se fige, le temps repart, file, file, à jamais.
Tout du long, rien de capital de se dit. Pas d'intrigue. Pas de rebondissements. Juste l'essence de la chaleur d'êtres qui voient le temps passer, sous leur yeux, la mort qui un jour ne sera plus bien loin, l'amour qu'elle a détruit de par sa présence, les corps qu'elle à conduit dans ces cercueils enterrés.
Huston filme, simplement, fixement, une parcelle de la vie, simple et anodine, celle où l'on se rend compte qui on est, d'où l'on vient, où va t-on, simplement, doucement, sans s'affoler, puisque s'en est ainsi et que ce n'est pas grave.
Un homme regarde sa femme s'émouvoir d'un chant suspendu. Il la voie se souvenir d'un amour disparu, que le temps a dissout dans les plis de la mémoire. Il la fixe, sans la comprendre, voit ses yeux briller, se perdre, encore, fixant le vide qui traine, ici et là.
Ce n'est pas grand chose, un moment d'absence, une divagation, une fixation sur une chose comme une autre. C'est une femme qui pense à cet homme de là-bas, qui est mort pour elle, dans le froid et dans la nuit, qu'elle eut aimé un jour, et qu'elle aime encore.
Il faut qu'elle le dise, qu'elle le raconte, avant de s'écrouler, les larmes pleins les yeux, sur un lit dénudé. Il faut qu'elle le hurle, qu'elle le crie. Elle ne l'a jamais fait. Il fallait qu'elle le fasse. Après le repas. Pas avant. Il y avait bien trop de monde lors du repas...
C'est l'histoire de cette neige qui tombe sur Dublin. Sur ces tombes alignées qui seront bientôt notre. Un mari regarde les flocons, par la fenêtres. Digresse sur sa vie, nous le dit , nous l'adresse : elle n'est pas grand chose, et se finira comme on le sait, dans les profondeurs du temps.
Tout cela est d'une mélancolie infinie. C'est le témoignage d'un homme qui se saura bientôt mort, et qui patiemment attend, les yeux dans le vague, en dégustant cette oie succulente, sa famille près de lui, regardant sa femme, ne pas la comprendre, un soir de Noël, la neige qui dehors tombe, Dublin, 1904.
C'est le dernier film de John Huston et l'un des plus beaux au monde. C'est une splendeur absolue.