La neige tombe sur l'ensemble de l'Irlande...
"L'un après l'autre nous devenons des ombres. Mieux vaut passer audacieusement le pas dans toute la gloire d'une passion, plutôt que de se faner et de s'estomper, morose, avec l'âge."
On ne trouve pas dans ce titre français toute le sens que le titre original sous-entend, toute la force qu'il dégage. "The Dead" est non seulement plus beau mais bien plus significatif. Derrière son apparente simplicité, Gens de Dublin cache une incroyable puissance : la puissance des sentiments étouffés à coups de non-dits et de silence.
Si le film peut sembler court et décousu de par son absence de liens entre chaque histoire, s'il semble se complaire à montrer ce qui vient, et ne pas traiter véritablement les choses en profondeur, ce n'est qu'une façade. La même façade que se créent tous les "habitants" du microcosme qu'est la salle de bal.
Car si en effet les quinze dernières minutes, fortes et pleines de sens, se focalisent sur un seul couple afin de voir se briser la glace, elles auraient très bien pu mettre en lumière une ou plusieurs autres personnes présentes dans l'unique lieu qui jusqu'à cet instant constituait le film. Ainsi le spectateur comprend que si, chez les Conroy, certaines choses étaient profondément enfouies, il aurait très facilement pu en être de même pour tous les autres membres de l'assemblée.
Amusant de voir comme une soirée placée sous le signe du calme et des conventions peut soudainement et sans explication faire ressurgir d'anciennes blessures. Tout au long de la fête (facilement les trois quart du film), les choses frôlent à de nombreuses reprises la petite bavure qui viendra entacher ce moment qui se veut convivial mais qui est en fait si superficiel d'être si cadré. Le fils un peu ivre qui à tout moment pourrait dire à chacun ses quatre vérités, les divergences religieuses évitées de justesse par le début du repas, les conflits politiques stoppés instantanément par la maîtresse de maison, une femme quittant les lieux pour une réunion réservée à des hommes, la nourriture que personne ne surveille et qui pourrait très bien laisser les convives sans repas, les nombreuses interventions musicales et poétiques qui amèneraient sans peine à de vives réactions si ce n'était la politesse exigée par ce genre de milieu...
Mais non, la catastrophe n'est pas. Et ne sera pas. Du moins pas dans cette battisse dans laquelle nous passons plus d'une heure et que tout le monde quitte le sourire aux lèvres après une dernière démonstration musicale. C'est sans compter l'émotion que procure ce dernier chant à Mme Conroy. Comme figée, arrêtée dans les escaliers, elle écoute avec larmes les notes se dérouler et descendre jusqu'à elle. Son mari, interloqué, la regarde sans mot dire, avec des yeux qui semblent déjà exprimer tout l'amour qu'il nous livrera ensuite verbalement. Elle pleure, il ne bouge pas, et le chant continue. Nous sommes en apesanteur, comme contraints de passer notre vie entière dans cet escalier. C'est un moment hors-temps, radieux et beau, un de ces rares moments où les secondes s'arrêtent pour laisser place aux simples battements d'un ou plusieurs cœurs.
Après un retour marqué par le silence, la femme sort de son mutisme, livre à son mari une histoire, son histoire, l'histoire qu'elle a trop longtemps gardée en elle, entre deux sanglots et les yeux remplis d'amour. Merveilleuses sont les paroles qui viendront ensuite, prononcées par cet homme pour qui tout s'éclaire soudain, touché en plein coeur par cet aveu, ému d'avoir été le témoin du discours d'un coeur, qui après tant d'années, enfin s'ouvre et s'exprime, comme pour la dernière fois. Les mots de Mr Conroy sont d'une beauté renversante et d'une vérité frappante, sur l'amour mais aussi sur la vie et la mort, et le bleu du ciel qui nous est donné de voir est absolument hypnotique, criblé des petites taches blanches constituant la neige...
(Court extrait de ce sublime monologue final, sans doute à ne pas lire si vous n'avez pas vu le film :)
"Songe à tous ceux qui furent depuis le début des temps. Et moi, aussi passager qu'eux, je me dissous peu à peu, comme eux pour me fondre dans leur grisaille. Comme tout ce qui m'entoure, ce monde massif lui-même qu'ils ont élevé pour y vivre, décline et se dissout. La neige tombe. Elle tombe sur le cimetière solitaire où Michael Furey est enterré. C'est une frêle chute à travers l'univers, une chute frêle, comme la descente de leur fin dernière sur tous les vivants et les morts"