Les ombres
Certains grands artistes atteignent sur la fin de leur existence une forme de plénitude que l’on pourrait appeler la grâce. John Huston est de ceux-là. Cloué dans un fauteuil et sous aide...
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Dernière pierre à l’édifice de l’éclectique filmographie de John Huston, Gens de Dublin est de ces films dont on sent que l’auteur n’a plus rien à prouver : tout y coule, d’un flux doux et imperturbable, au rythme lancinant d’un repas de réveillon, un soir de janvier 1904 dans Dublin enneigé. C’est la vie même, dans son évidence la plus nue, qui s’impose d’abord au regard : dans la chaleur feutrée d’une imposante bâtisse, on danse, on boit, on chante, on converse et festoie, tandis qu’à l’extérieur règne une nuit glaciale. Cette dualité, présente dès le plan d’ouverture, ouvre une première brèche dans l’apparente tranquillité d’une atmosphère voulue festive : les intérieurs bourgeois restent un refuge précaire, un microcosme protecteur mais fragile, suspendu à l’éphémère d’une soirée. Ce néant beau et triste qui subsiste au dehors, immensité soigneusement reléguée à l’arrière-plan derrière les vitres, n’est finalement que le reflet de ce qui agite le dedans, sous les visages rieurs et les paroles de circonstance – ces affres de l’âme aux prises avec les souvenirs, les rêves inaccomplis et les espoirs déchus.
À la surface même des choses – dans cet univers de rituels et de parures qui, à travers le regard bienveillant d’un cinéaste au soir de sa vie, ne renvoie plus tant à un monde de masques et de faux-semblants, qu’à une simple strate parmi d’autres du réel – point de temps à autre, au détour d’un regard ou d’un geste, un vertige, une béance. C’est que Gens de Dublin est un film tout entier habité par ce grand hors-champ vers lequel tout converge : la mort, et l’irréversibilité d’un temps qui emporte indifféremment avec lui événements, lieux et êtres chers, selon un cycle immuable qui est celui-là même de la condition humaine. Alors que la plus âgée des hôtes entonne de sa voix usée un chant traditionnel, Huston nous convie dans la chambre de celle-ci, caressant de son regard de velours plusieurs objets intimes, derniers vestiges vibrants d’une vie révolue sur laquelle il nous est permis de conjecturer. Par la simplicité conjointe de l’idée et de l’expression qui la porte, où le montrer supplante le dire, le film atteint une pureté d’évocation absolument désarmante. Plus tard, alors que les convives se trouvent réunis autour d’une table richement garnie, un cadrage aussi étrange que fugace vient subtilement fissurer la beauté rigoureuse et dépouillée de la mise en scène : à la fois intime (car prenant place à table, entre les deux maîtresses de maison), et anonyme (dans la mesure où il ne renvoie pas exactement au point de vue d’un personnage), ce plan presque subjectif éclaire la dimension simultanément confidentielle et universelle de la démarche de Huston – cette place accordée parmi les protagonistes, passagers communs d’un voyage éphémère, c’est autant la sienne que la nôtre.
Si Gens de Dublin est un chant des abîmes où la mort se clame comme unique horizon pour ceux qui furent, qui sont et qui seront, il est aussi un film tout entier suspendu à la fébrilité d’une mémoire. Par une attention bouleversante portée à ce qui résiste, ce qui subsiste, à la disparition – traditions, œuvres d’art, ou souvenirs intimes –, rarement l’affect propre à la mélancolie n’aura autant imprégné chaque visage, chaque image. Derrière le minimalisme d’une intrigue réduite à sa plus simple expression, d’un présent à l’apparence anecdotique, c’est tout un univers qui affleure. De la chaleur d’un salon où la fête bat son plein à la solitude d’une chambre d’hôtel plongée dans l’obscurité et le silence, Gens de Dublin exhale le parfum élégiaque de ces temps et ces personnes disparus, qui hantent les vivants et, ce faisant, vivent encore à travers eux. Le film s’achève sur la figure d’un homme retiré derrière une fenêtre, voyageant au gré de ses pensées dans les paysages enneigés d’Irlande, alors que le poids d’un passé qui n’est pas le sien vient d’écrouler tout son monde. Désarmé, il fait l’expérience de la mélancolie. Aujourd’hui, il s’interroge sur la distance qui sépare les êtres, et médite sur la vie et la mort. Demain, lui aussi rejoindra le royaume des ombres et des souvenirs.
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le 16 juil. 2016
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