Tout a sûrement déjà été dit sur ce film : les thématiques qu’il brasse sont non seulement intéressantes mais aussi traitées de manière à ce que le spectateur se pose les bonnes questions après son visionnage, les personnages sont excellemment bien écrits et ont tous leur point de vue sur la situation qu’ils vivent, la patte graphique est fantastique et offre au film un cachet indéniable,…
Mais il y a un point que je trouve finalement assez peu abordé, une scène de 3 minutes qui sépare les deux parties du film. A mon sens ce passage résume tout le film : ses thématiques, ses personnages,…
A l’occasion de ce moment vous pouvez écouter un des « chants » de l’ost. Ces morceaux, selon une légende urbaine, n’auraient pas été composés par Kenji Kawai mais par un illustre inconnu du nom de Kazumi Nishida, malheureusement, impossible de trouver quoi que ce soit concernant ce dernier donc on va dire que c’est Kawai qui a fait un travail merveilleux.
Pour remettre en contexte, ces plans servent à nous faire découvrir la ville pour la première fois, la caméra s’éloigne des personnages et de leur histoire pour se concentrer sur le cadre dans lequel ils vivent et c’est là, je trouve, que réside tout le génie du film, et d’Oshii au passage.
Je vais parler de la scène de manière peut-être un peu détaillée donc si vous n’avez pas vu le film récemment, ou si vous n’avez que des bribes de la scène en tête, je vous recommande de trouver ce passage du film pour le revoir, il est à la 33ème minute. Le film est trouvable sur youtube à l’heure actuelle.
L’action du film se déroule à Hong Kong et ce choix n’est pas anodin, en 1995 la ville était encore une colonie Britannique, qui fut rétrocédée à la Chine en 1997 et pendant la seconde guerre mondiale le Japon y a aussi mis son grain de sel. Hong Kong est donc un carrefour de cultures à l’époque, mélangeant différentes influences tout en peinant à trouver la sienne, on retrouve cela à travers le passage du film, la ville semble être un fourre-tout gigantesque, un melting pot ayant du mal à se trouver et constamment en construction, Oshii va profiter de cette vision pour accentuer les différences sociales.
On va commencer par le constat le plus simple : de jour la ville est dégueulasse, de nuit elle resplendit. Je vais un peu lier ça au jeu vidéo car je trouve le parallèle intéressant. Dans les jeux vidéo, surtout les récents, on a toujours tendance à trouver les jeux plus beaux la nuit, la raison est simple : la belle place est faite aux éclairages, les textures sont cachées par la luminosité faible et les rayonnements des façades sur le bitume mouillé par la pluie donnent un effet souvent classe, dans le film, le sentiment est identique. En plein jour vous pouvez voir cette eau croupie, ces déchets jetés n’importe comment, ces devantures qui auraient bien besoin d’être lavées. Par contre la nuit les enseignes des magasins resplendissent, l’eau devient alors noire, impossible de la distinguer d’une eau propre et les déchets sont oubliés au profit de la magnifique vitrine de magasin qui brille au loin.
Les seuls lieux qui paraissent propre le jour sont ces immenses buildings au fond qui surplombent constamment les habitations plus modestes où le bas peuple vit. Ces mêmes quartiers pauvres sont faits de bric et de broc, les fils pendent, les structures de construction sont laissées à l’abandon tandis que les immeubles grandiloquents du fond brillent et offrent des reflets qu’on ne retrouvera pas ailleurs.
Cette ville n’est donc qu’une ville de paraitre, société où la consommation, à l’image des pubs omniprésentes, est plus importante que le bien-être de ses citoyens qui semblent passifs. Seuls des enfants courant avec leurs parapluies jaunes font défaut à ce constat. Ils apparaissent comme des électrons libres n’appartenant pas encore à la société, ils ne sont pas dans le ton du tableau et paraissent encore plein de vie.
Il est également possible de se demander qui est véritablement humain dans ces passants. Après tout, si le personnage de Motoko n’était pas montré comme étant à deux endroits en même temps, il n’y aurait aucune possibilité de savoir qui est la « vraie » et même de savoir s’il y a une « vraie ». Je trouve que c’est une manière très habile de questionner la possession du corps mais aussi de l’image, au début du film on voit bien que le sergent est issu d’un modelage préétabli, qui est-elle vraiment et son corps lui appartient-il ? Ce simple plan permet de poser la question quant à la perte de repère et d’identité lorsque l’on vit dans une société remplie de machines, encore plus quand on sait que les souvenirs peuvent être altérés, question essentielle dans le climax du film. Du coup dans ces personnages marchant dans la rue, qui est qui ? Qu’est-ce qui diffère l’homme et la femme qui se croisent si ce n’est l’apparence purement physique ? Cette question me taraude et me fascine tout autant qu’elle me fait frémir à vrai dire.
Et pourtant, malgré tout ça, la ville de Hong Kong parait logique, d’une part parce qu’elle est présentée logiquement avec des transitions de rue à rue, de canal à canal, de route à route, mais aussi parce que tout ce qui la compose parait probable. Dans une excellente vidéo faite par un anglais/américain, je ne sais plus, qui parle de la même séquence, le vidéaste m’a introduit à un terme qui décrit très bien la ville : cette dernière n’est pas une utopie mais certainement pas une dystopie non plus, il s’agirait plus d’une hétérotopie. En gros, mais alors en très gros, l’hétérotopie invite à penser à l’espace, et non le temps, par rapport à ce qui se trouve dans cet espace. Un exemple simple est un musée. Un musée est constitué de plusieurs pièces provenant d’endroits différents, « un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps ». Ce simple terme invite à penser la ville de Hong Kong comme un tout constitué d’espaces singuliers reliés les uns par rapport aux autres qui ne forment pas un ensemble limpide mais plutôt un tout logique.
La musique accentue bien évidemment l’ambiance de la scène et lui donne une gravité terrifiante. Les chants sont le cœur de la musique, au départ ils sont seulement accompagnés de ce qui me semble être un taiko et d’un sistre. Puis les violons viennent encore adoucir la mélodie au moment où les premières gouttes de pluie viennent frapper le sol, comme si la ville n’était pas complète sans cette dernière. Le caractère presque sacré de la musique est en dissonance totale avec les images présentées, ces dernières sont crasseuses, et pourtant Oshii nous invite à regarder la ville comme quelque chose de plus grand, qui ne se limite pas seulement à ce qu’on voit. A travers la musique et les décors je trouve qu’il y a une vraie narration environnementale qui se met en place, les lieux semblent gavés à ras bord d’histoire, une histoire aujourd’hui engloutie, mangée par le colonialisme et les différentes strates culturelles, mais qui résiste encore dans certains microcosmes.
Je pourrais épiloguer pendant des heures, parler de cette scène en long en large et en travers mais je pense que j’ai déjà enfoncé suffisamment de portes ouvertes avec un bélier de 30 mètres de diamètres poussé par des éléphants sous stéroïdes donc je vais m’arrêter là.
Mais cette scène, à elle-seule, fait de ce film un des meilleurs que j’ai vu, ou tout du moins un de mes préférés. Je trouve le reste vraiment brillant mais c’est au moment où le film décide de ne pas parler qu’il en dit le plus. Un moment qui me procure toujours une grande émotion et qui ne cessera sûrement jamais de m’émouvoir.