Ah, Gladiator 2. Lorsque le film s’est achevé et que nous quittions la salle bondée, je me suis dit : « Au moins, ce n’est pas comme dans Napoléon : il n’y a pas d’erreurs historiques en pagaille. »
À ce stade, je suis bien conscient que quelques excités de X – qui adorent passer leurs nerfs à tapoter sur un clavier et partager leurs avis pour le plus grand plaisir du nouveau "ministre de l'efficacité gouvernementale" à Washington – pourraient bien se précipiter pour écrire, non sans gourmandise : « Regardez ! Un prof d’histoire-géo ose dire que dans Gladiator 2, il n’y a pas d’erreurs historiques ! »
Je vais donc le redire calmement avant d’aller plus loin : non, comme dans Gladiator sorti en 2000, il n’y a pas d’erreurs historiques dans sa suite.
Des années après avoir été témoin de la mort du héros vénéré Maximus aux mains de son oncle, Lucius est contraint d'entrer dans le Colisée après que sa maison a été conquise par les empereurs tyranniques qui dirigent désormais Rome d'une main de fer. Avec la rage dans son cœur et l'avenir de l'Empire en jeu, Lucius doit se tourner vers son passé pour trouver la force et l'honneur nécessaires afin de rendre la gloire de Rome à son peuple.
Des Gaulois, des Barbares et des Arabes
Alors que la foule se pressait vers la sortie, je me suis retrouvé à côté de deux inconnus qui échangeaient leurs premières impressions tout en jouant des coudes.
– « Franchement, je m’attendais à mieux. C’est quand même presque le même scénario. »
– « Oui, tu as raison. Rien que l’attaque au début. On dirait une copie du premier, mais avec des bateaux. Dans le premier, on avait des Gaulois ; là, on a des Arabes attaqués par des bateaux. Il ne s’est pas foulé, Scott. »
– « C’étaient des Gaulois ? C’étaient pas des Barbares ? »
– « Je ne sais plus. De toute façon, c’est pareil : des Barbares, des cheveux longs, ils vivent dans les forêts... c’est du pareil au même. »
Et voilà, nous y sommes. L’éternelle erreur historique de croire que les Gaulois ou les Barbares vivaient dans la forêt, avec leurs beaux cheveux longs et leurs belles barbes. Il ne manque plus que les casques à cornes ou à plumes, et Christophe Lambert en guest star.
Pourtant, Ridley Scott a, cette fois-ci, fait des efforts. Après le soporifique Napoléon et ses nombreuses erreurs historiques, le réalisateur de 86 ans nous offre ici une copie pleine de fureur et de spectacle, le tout sans la moindre erreur historique.
Erreurs historiques et éructations
Depuis la sortie de Gladiator 2, de nombreux articles et interviews fustigent les prétendues incohérences du filme. Les animaux (babouins, rhinocéros, requins), Macrin, ou encore les journaux devant un café : tout cela fait s’étrangler les spécialistes.
Ridley Scott n’aime pas les historiens, comme il l’a montré face aux critiques sur Napoléon. Devant les attaques concernant ses libertés créatives (par exemple le bombardement des pyramides), il avait simplement envoyé promener ces "intellectuels" : « Les historiens n’ont pas connu Napoléon, donc ils ne savent pas vraiment de quoi ils parlent. »
Je crois que l’on s’y prend mal avec Ridley Scott. Le mépris dont il a fait preuve se retrouve aujourd’hui, par exemple face aux critiques sur les requins, impose de garder la tête froide et son calme.
Avec Gladiator 2, tout était pourtant clair dès 2000. Dans le premier opus, Maximus (Russell Crowe) tue Commode (Joaquin Phoenix) dans l’arène.
Que nous disent les sources ? Je ne parle pas des historiens actuels qui écrivent des siècles après les faits, mais de ceux qui ont écrit à l’époque. De ceux grâce à qui Ridley Scott et nous-mêmes pouvons savoir qu’un jour, à la fin du second siècle, un empereur nommé Commode a existé. Prenons ainsi le temps de lire Hérodien, né à la fin du second siècle et mort vers 250. Il nous a laissé une « Histoire des empereurs romains de Marc Aurèle à Gordien III ». Cliotexte va proposer un petit dossier sur ces sources historiques pour qui voudrait les découvrir. Les principaux faits évoqués dans les deux films seront abordés.
LIVRE PREMIER.
[54] On s'arrête au poison, et l'exécution fut confiée à Marcia, sur sa demande. Elle versait et présentait habituellement à Commode la première coupe, pour que le vin lui parût plus doux, offert par la main de celle qu'il aimait. A son retour du bain, elle lui offrit un vase de vin exquis, qu'elle avait empoisonné. Le prince, que le bain et la chasse avaient altéré, but avec confiance, selon son habitude. Il sentit aussitôt une grande pesanteur de tête, et un assoupissement qu'il attribua à la fatigue; il alla se reposer sur son lit. Aussitôt Electus et Marcia font retirer tout le monde : « Le prince, disaient-ils, avait besoin de repos. » Ce n'était pas la première fois qu'il lui arrivait, après ses orgies, de dormir ainsi le jour. Comme il se baignait souvent, et qu'il mangeait à toute heure, il n'avait point de temps réglé pour le sommeil. Une succession de plaisirs toujours nouveaux et dont il était devenu l'esclave, se partageait tous ses instants, presque malgré lui-même. Quand il eut dormi, et que le poison commença à agir dans son estomac et dans ses entrailles, il s'éveilla avec de grands étourdissements, suivis bientôt d'un vomissement terrible : ou les mets et le vin dont il s'était surchargé, repoussaient le poison, ou, selon la coutume des princes, avant de se mettre à table, Commode avait pris un préservatif.
[55] Les conjurés, épouvantés de ce long vomissement, craignant que l'empereur ne rejetât tout le poison et ne les fît périr, quand il aurait recouvré ses esprits, engagèrent, par la promesse d'une forte récompense, un jeune homme nommé Narcisse, dont l'audace leur était connue, à égorger Commode sur son lit. Il pénètre dans l'appartement du prince, le trouve affaibli par le vomissement et la débauche, le saisit au cou et l'étrangle. Ainsi finit Commode, qui après Marc-Aurèle, son père, gouverna treize ans l'empire. Il fut supérieur par la naissance à tous ses prédécesseurs, et par la beauté à tous les hommes de son temps. On peut vanter aussi son courage, ou plutôt son adresse sans égale à lancer la flèche et le javelot. Mais nous avons montré par quels vices honteux il profana les dons qu'il avait reçus de la nature.
Traduction française : Léon HALEVY
Voilà, voilà. Il n’y a pas de mort dans l’arène pour Commode. Ridley Scott a donc réécrit l’histoire en modifiant des faits avérés. Ces faits sont connus par plusieurs sources concordantes. Cette pratique porte un nom : l’uchronie. Gladiator, en 2000, est un très beau péplum uchronique, et sa suite s’inscrit dans la même veine.
Ridley Scott, à propos de Napoléon, a affirmé (voir article cité plus tôt) que si Gladiator était pour l’essentiel une invention, ce n’était pas le cas pour Napoléon, qu’il considère comme « réel », aussi réel que La Chute du Faucon Noir.
Il n’y a pas d’erreur historique dans Gladiator 2 pour la simple raison qu’il s’agit d’une uchronie, ou plutôt d’un péplum uchronique. Le réalisateur pourrait préférer le terme de fiction historique, mais non. De la même façon qu’il se moque de l’avis des historiens, je n’ai cure de ce qu’il pense. Il a modifié la mort de Commode de façon grossière pour servir son film et, ce faisant, s’est engagé dans une uchronie, qu’il le veuille ou non.
Dès lors, tout s’éclaire. À quoi bon s’indigner et tenter de comprendre pourquoi le réalisateur est en guerre avec les historiens ?
Et si Commode était mort dans l’arène sous les coups de Maximus ? Nous aurions peut-être vu une cité redevenir libre en Numidie, au point d’y envoyer une armée pour la punir, comme le montre le film. Mieux, Jugurtha se serait réincarné pour mener une nouvelle fois le combat contre Rome, après avoir perdu la guerre qui avait fait rage entre 118 et 105 avant notre ère (soit plusieurs siècles avant les faits relatés dans Gladiator 2).
Peut-être aurions-nous eu un homonyme de Macrin, cette fois-ci un laniste, capable de renverser les empereurs Geta et Caracalla. Nous aurions vu des requins dans l’arène, des babouins, des rhinocéros. Peut-être même le développement des cafés à Rome, où l’on aurait lu tranquillement un journal en papyrus.
Tout est permis, c’est une uchronie. Va-t-on reprocher à Frank Spotnitz la série Le Maître du Haut Château, où Hitler est encore en vie en 1962 ? Détail intéressant : cette série a été produite, en partie, par la société Scott Free Productions, fondée par… Ridley Scott. Il semble que le genre lui plaise.
Alors, cette uchronie, que vaut-elle ?
Spectaculaire et violente, cette suite reprend de nombreux thèmes du premier opus (la vengeance, les intrigues autour des empereurs, du Sénat, le rêve d’une Rome idéalisée, les gladiateurs) tout en se concentrant sur la tentative de renversement de Geta et Caracalla.
La musique de Harry Gregson-Williams fait bien pâle figure face à celle, magistrale, de Hans Zimmer, composée pour le premier opus. Les meilleurs moments musicaux sont d’ailleurs les reprises de ce dernier.
Pour le reste, on ne s’ennuie pas. Grand spectacle, effets spéciaux, hémoglobine : tout correspond à la vision souvent fantasmée qu’Hollywood propose de l’Antiquité, où des empereurs décadents lèvent ou baissent leur pouce devant des gladiateurs musclés, tandis qu’un Sénat vertueux attend de retrouver son rôle de démocratie représentative. Le scénario est assez paresseux, reprenant pour l'essentiel la construction du premier opus.
La réalité historique n’intéresse pas les spectateurs. Des Gaulois ou des Barbares ? C’est la même chose. Ce qu’on veut, c’est un Caracalla névrosé, sadique, idiot, et une caricature de Joffrey Baratheon.
Le film est une uchronie totale. Ceux qui le prennent pour un cours d’histoire méritent de rester dans leur ignorance. Ridley Scott n’est pas responsable de la paresse intellectuelle ou de la médiocrité des gens. Le réalisateur s’amuse. Après avoir vu des babouins attaquer quelqu’un dans un parking, il a décidé de le mettre dans son film. Faire des films, c’est s’amuser, et Scott pense d’abord à lui-même, pas au spectateur.
Dans cette perspective de distraction, Gladiator 2 a de sérieux atouts. Paul Mescal est sympathique, sans être transcendant. Pedro Pascal livre un Marcus Acacius proche de Maximus, tout en nuances crépusculaires. Parmi les deux empereurs, Joseph Quinn l'emporte largement avec son interprétation de Geta, bien plus intéressante que celle de Caracalla, caricature de Joffrey Barathéon. La palme revient cependant à Denzel Washington : Macrinus porte littéralement le film.
Sincèrement, Gladiator 2 permet de passer un bien meilleur moment que Napoléon.
Et si on réfléchissait ?
Cette suite uchronique n’est pas faite que pour se distraire.
Il ne serait pas question de l’exploiter les yeux fermés avec des élèves, sauf à travailler les représentations fantasmées de la Rome antique. À ce sujet, l’image d’un Sénat composé de gentils sénateurs très démocratiques, rêvant d’une Rome parfaite, opposés aux méchants empereurs romains qui frappent tout le monde et sont dépravés par définition, cruels et sadiques, vaut déjà une belle analyse et remise en perspective.
Mais il y a mieux, si l’on en croit Ridley Scott. L’attaque inaugurale contre les Numides ? Une parabole des agressions occidentales, américaines, contre des pays moins puissants, moins développés. Macrin ? Un milliardaire qui désire prendre le pouvoir. Toute ressemblance avec celui qui satisfait ses fans par des éructations compulsives sur un réseau social correspondant au chiffre 10 en romain n’est pas purement fortuite. Au passage il est délicieux de voir les personnes qui le détestent et le critiquent passer leurs journées à ... alimenter son réseau social.
Le film propose une véritable réflexion sur le pouvoir, la décadence de ceux qui le confisquent, la manipulation des foules, et l’ochlocratie qui en découle. Il ne nous apprend rien sur la Rome antique (c’est une uchronie, je le rappelle), mais beaucoup sur notre époque.
Gladiator 2 apporte-t-il quelque chose au premier ? À mon sens, il abîme le personnage de Maximus, ou peut-être le rend plus humain, en montrant qu’il n’a pas résisté aux charmes de Lucilla, faisant de Lucius son fils. Pour le reste, il illustre que l’Antiquité, même fantasmée, continue d’attirer. Peut-être aurons-nous à nouveay un jour un film sur cette période, ambitieux, réaliste, capable de séduire le public. Alexandre de Oliver Stone ou Agora de Alejandro Amenábar, bien que nettement plus sérieux d'un point de vue historique (normal, ce ne sont pas des uchronies me direz-vous) ont a eux deux bien moins rapporté que ce blockbuster boosté aux gladiateurs qui chassent les babouins, les requins sous le regard d'empereurs complètement allumés.
Ce film permet donc de passer un moment agréable, de se distraire et, parfois, de se poser quelques questions. Si, en plus, au détour d’un éclair incroyable, il incite certains curieux à explorer la véritable histoire derrière l’uchronie, alors Ridley Scott, en plus de s’amuser pour lui-même, aura réalisé une œuvre utile.
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