C'est un film difficile d'accès. La première heure ne manque pas d'intérêt, mais quand on la prend dans les yeux (et le cerveau) sans y être préparé, elle est tout à fait susceptible d'assommer le spectateur, même cinéphile. Qui peut réagir alors de deux façons : ou il se lève et s'en va ou il s'assoupit et se réveille, alors que l'aventure que Godland raconte est déjà bien entamée. Vous voilà prévenus.
C'est un film beau à voir, mais difficile à pleinement comprendre. L'histoire, on la suit sans problème si l'esprit reste vigilant, mais son sens réel, le message que nous transmet Hlynur Palmason, réalisateur danois dont c'est le troisième film (après Winter Brothers que je n'ai pas vu et Un Jour si blanc que j'ai aimé : https://www.senscritique.com/film/un_jour_si_blanc/critique/211862109), ce message, lui, n'est pas facile à saisir. Il peut soit nous laisser perplexe, soit nous révolter, nous glacer. On dirait que Palmason s'est, mine de rien, ingénié à brouiller les cartes. Dès la première scène, il nous cueille à froid. Cette scène est importante pour la suite de l'histoire, mais comme elle arrive brutalement et qu'elle est assez peu prolixe (comme tout le reste du film), on ne la comprend qu'à moitié et notamment, on ne réalise pas vraiment qui est cet ecclésiastique plus âgé qui donne des conseils au jeune pasteur luthérien (le sous-titrage français parle de "prêtre", mais au Danemark où la première scène se passe, ainsi qu'en Islande où la presque totalité du film se passera, en cette deuxième moitié de XIXème siècle, et même maintenant, on est protestants, donc ces deux personnes qui finissent de diner sont des pasteurs), on ne réalise pas quel est le lien entre les deux hommes, le jeune et le vieux.
En fait, il s'agit du père et du fils (les pasteurs protestants pouvant se marier, au contraire des prêtres catholiques), le premier disant au second que s'il veut réussir sa mission, il doit : 1. s'adapter au pays où il est missionné : l'Islande, un pays très différent du Danemark et 2. s'adapter à ceux qui y vivent ; sinon...
Et durant tout le reste du film, on ne comprendra les choses que, comment dire ?, vaguement, comme à travers un nuage de brume. Et dieu sait que durant le film, on en voit de la brume. En Islande (Iceland : le pays de la glace), rares sont les jours sans pluie et comme il y fait généralement froid : brume et, éventuellement, neige.
Il y a aussi pas mal d'incohérences (qui ne crèvent pas les yeux, mais qui sont là et qui participent à rendre les choses peu évidentes). Le jeune pasteur a pour mission de faire construire une église (un temple) dans une petite colonie danoise qui se trouve dans un coin perdu sur la côte sud-est de l'Islande. C'est déjà une mission lourde en soi, mais Lucas, le jeune "prêtre", est aussi un passionné de photos et donc durant son périple, il s'alourdit encore de tout un matériel photographique tel qu'à l'époque (donc avec "chambre de développement" des photos, etc.). De plus, au lieu d'arriver par bateau directement là où s'est établie la petite colonie danoise, il décide de traverser tout le pays à cheval afin de photographier les paysages (ce qui nous vaudra de découvrir des vues panoramiques absolument grandioses, d'une beauté inouïe) et les gens (mais l'intérieur de l'île est quasiment désert ; même en notre XXIème siècle, il n'y a pas une seule voie ferrée en Islande). Lucas et son guide Ragnar (un Islandais rude et fruste avec qui Lucas ne peut communiquer directement, puisque lui ne parle que danois et le guide, semble-t-il, seulement l'islandais) traversent donc une grande partie de l'Islande (ça prend une heure dans le film) accompagnés d'une vraie caravane de chevaux montés ou de bât. Qui paie tout ça (y compris le traducteur dont Lucas a besoin pour se faire comprendre de Ragnar, le guide) ? Apparemment, le jeune pasteur, mais avec quel argent ? Celui de la communauté luthérienne danoise ? Sûrement, mais je ne la supposais pas aussi riche. Traversée de contrées désolées, "terriblement magnifiques" (dixit Lucas, qui est non seulement un "homme de Dieu", un danois érudit, mais aussi un artiste et d'avant-garde, car la photographie à l'époque en est à ses presque balbutiements), traversée de rivière en crue, de montagnes rocailleuses où les chevaux, pourtant du pays, redoutent de se casser les pattes, traversée de zones désertiques durant laquelle il faut transporter du fourrage pour les chevaux, car rien n'y pousse et qu'ils y mourraient de faim. Le jeune pasteur, pourtant nerveux et costaud (on le découvre par la suite), finit, à bout de forces, par s'évanouir et tomber de cheval. Ragnar alors lui sauve la vie en lui passant une corde autour du corps et en le tirant sur une espèce de traineau de bâche goudronnée... Enfin, ils arrivent à bon port et on retrouve les deux protagonistes (Lucas et Ragnar, le Danois et l'Islandais, le colonisateur et le colonisé, le théorique dominant et le théorique dominé) autour d'une table, dans un déjeuner ou dîner réunissant aussi Carl (le probable "chef" de la petite colonie danoise, un homme nanti ; d'où vient l'argent ? autre mystère ; en tout cas, il possède des signes extérieurs de richesse : des vêtements bourgeois, un luxueux piano, un intérieur très confortable : parquets cirés, rideaux et dessus de table en broderie fine ; couverts en argent massif...) et ses deux filles : Anna et Ida, dont il semble très fier et il est vrai qu'elles sont jolies (dans des genres différents) et bien éduquées. Carl dit à Lucas qu'il et Lucas doivent être reconnaissants à Ragnar de lui avoir sauvé la vie, car s'il n'avait pas été là, il n'y aurait plus de "prêtre" donc plus de raison de construire une église et d'ailleurs, tandis que Lucas, malade, récupérait et reprenait des forces, la construction, avec l'aide de Ragnar, avait bien avancé. Mais Lucas, durant le repas, est très mutique, comme s'il se sentait humilié de n'avoir pas été capable d'aller tout seul au bout de son périple à travers l'Islande ; devoir de la reconnaissance à un Ragnar dérange probablement la haute estime qu'il a de lui-même. Carl, un Danois mais installé en Islande depuis une quinzaine d'années et qui, dans le visage et le comportement, a quelque chose de matois, semble percevoir un début d'antagonisme entre Lucas, le religieux danois artiste et érudit (qui a transporté plein de livres avec lui, d'où cette brève scène du film que j'évoque ici : - "Mais pourquoi tous ces livres ? Qui va les lire ?" - "Le prêtre") et Ragnar, l'Islandais peut-être moins éduqué, mais doté d'un caractère fort et qui, de plus, semble mal supporter que l'Islande soit sous dépendance danoise. Carl dit aussi, au cours du repas, qu'il est ravi d'avoir accueilli le jeune pasteur chez lui durant sa convalescence, mais qu'il n'est pas convenable, maintenant qu'il est rétabli, qu'il reste dans la maison où il élève (il est veuf) ses deux filles, l'une dans les vingt ans : Anna, l'autre dans les douze-treize : Ida (qui est d'ailleurs absolument ravissante et... la propre fille de Palmason, le réalisateur). Le jeune pasteur ira habiter dans une bâtisse juste à côté et on devine instinctivement qu'une intrigue va naître entre Anna et Lucas, notamment à l'occasion d'une fête de mariage où on fait un peu connaissance avec le reste de la colonie... dont les habitations sont toutes "off" le décor de l'histoire (because les coûts de production).
Bon, je m'arrête là dans le pitch du film.
Les qualités techniques de l'opus sont exceptionnelles. La photographie et la bande-son se marient parfaitement. Le film est vraiment d'une grande beauté, au niveau des images et de l'utilisation de la lumière (les clairs-obscurs naturels des intérieurs notamment). Le passage du temps et des saisons est merveilleusement rendu. Il y a des scènes de décomposition progressive d'êtres vivants (cheval et, par extension, homme) qui sont frappantes. Le temps qui détruit et efface tout, la nature dans toute sa splendeur, sa violence et brutalité aveugles (notamment marine), l'immuabilité du cycle des saisons, tout ça est merveilleusement bien rendu, bien saisi. On sent que le film a été longuement médité, travaillé, que l'équipe technique a pris le temps qu'il faut pour réussir les scènes clés. La deuxième moitié du film est peut-être moins belle esthétiquement parlant, mais elle est mieux découpée, les scènes sont mieux construites et le rythme du film s'accélère, surtout dans la dernière demi-heure. La fin surprend et même frappe, mais je ne la déflorerai pas par mes commentaires.
Un mot sur les dialogues du film. Ils sont souvent assez énigmatiques. Par exemple : "Tu n'aimes pas le prêtre, pourquoi ?" (dit la plus jeune des filles à son père) ; il répond : - "Ici, on n'a pas besoin d'hommes de son genre". - "De quel genre d'hommes alors a-t-on besoin ?" - "On n'a besoin d'aucun autre homme" (citation approximative).
Les deux acteurs principaux sont des habitués du réalisateur : Elliott Crosset Hove jouait dans Winter Brothers (il compose un Lucas véritablement habité) et Ingvar Eggert Sigurðsson dans Un Jour si blanc (il fait un Ragnar plus vrai que nature). Carl est joué par Jakob Ulrik Lohmann qui rend bien toutes les facettes de ce personnage ambigu, que je n'aime pas (le personnage de fiction, pas l'acteur). Victoria Carmen Sonne, qui elle aussi faisait partie du casting de Winter Brothers, interprète Anna, l'ainée des deux soeurs. Enfin, j'ai déjà dit que la jeune Ida était une petite merveille : chaque fois qu'elle apparaît à l'écran, on ne voit qu'elle.
Ne voulant pas être trop long, je vous laisse la surprise du reste. Encore une chose néanmoins. Au sortir de la projection, j'avais une phrase en tête dont je me disais que je l'utiliserai dans ma critique et puis... j'ai écrit celle-ci un peu au fil de la plume en oubliant de l'inclure. Je la cite ici : Trois coqs dans la basse-cour, c'est deux de trop. Car le film dresse aussi le portrait de trois hommes (trois fortes personnalités : Lucas, Ragnar, Carl) qui, chacun à leur manière, veulent se faire respecter des autres et ne souffrent pas qu'on empiète sur ce qu'ils considèrent comme leur domaine propre (l'Église, le savoir & l'Art ; l'homme islandais, l'âme islandaise ; la colonie danoise et tout ce qu'il considère comme sien), sentiments générateurs de conflits sourds et implacables.
Je résume et conclus. C'est un film beau mais difficile, relativement austère, surtout au début, qui montre sans nommer, et qui prend son temps, un peu comme si le réalisateur n'avait pas voulu sacrifier une partie de la pellicule utilisée, choisir entre les prises de vue, les belles images, capturées pendant les deux ans du tournage ou comptant sur chacune d'elles pour nous imprégner de son message secret.
J'aurais dû le dire avant : c'est filmé en 35 mm, en format carré à bouts arrondis (le format 4/3 de la télé, je crois), un peu comme si on feuilletait un album de photos.
C'est un film poétique, métaphysique, contemplatif, magnifique (esthétiquement parlant), et tout à la fois austère, âpre, mystérieux, énigmatique, dérangeant, désolant, cruel, fascinant. Une œuvre d'art, difficile à appréhender mais attachante et qui vaut le voyage.
Un des très bons films de 2022.