Quelques images statiques de lieux familiers, en plusieurs plans courts, sous le classicisme narquois d'un générique dépouillé : les premières secondes de Gone Girl sont celles d'une bande-annonce, où les images réduites à elles-mêmes n'ont plus, pour logique performative, que celle de la familiarisation avec le décor du drame. Ce que David Fincher, venu de la publicité, passera à dénoncer la société du spectacle ne compose pas tant l'image composite et compliquée d'un pamphlet contemporain qu'une démonstration de maîtrise technique et théorique : pour fustiger l'image, il faut d'abord la soumettre. Pour la penser, il faut la hiérarchiser. D'écrans en écrans, d'écran dans l'écran, Gone Girl multiplie les perspectives jusqu'à l'impact vertigineux d'une multitude de caméras, disposées en télé-réalité du crime.
Tout n'est ainsi qu'écho dans Gone Girl, mise en scène de mise en scène et mise-en-abîme de cinéma. Gone Girl est cynique avant tout parce que son procédé est cynique, et David Fincher s'en approprie la diégèse clé-en-main (le scénario est signé de l'auteure même du roman, Gillian Flynn) comme on s'approprie une maison témoin : par projection. Rendu à l'image, le souci du détail d'un cinéaste devient d'un côté la souplesse physique d'une femme, en perpétuelle mutation, et de l'autre, au contraire, le manque de discernement d'un homme, au regard bovin et à la virilité lacérée. Une dichotomie d'autant plus captivante que sous le thriller s'ébroue la lutte des sexes et la satire du mariage jusqu'à l'absurde, où chaque scène, filmée tour à tour à la façon d'une romance ou d'un drame, n'est jamais pensée que sur le mode de la comédie noire.
Les premiers temps sont ainsi ceux du cinéma de mœurs. Quoi qu'Amy (Rosamund Pike, brillante) ait déjà disparu, son absence ne s'articule qu'à la lumière de sa rencontre idyllique avec Nick. Tous les éléments de la sélection naturelle sont pourtant là : dans la jungle d'une fête où s'ébattent barbus et lettrés, une femme jette son dévolu sur un homme. Est-elle « a) sculptrice sur ivoire, b) chef militaire à la renommée modeste ou c) rédactrice de tests de personnalité pour magazines ? » La réponse de Ben Affleck, toute en circonvolutions suffisantes, dans son incapacité à percer le cryptogramme édifié par sa future femme (la question, sous forme de test de personnalité, encapsule sa propre réponse), sonne et résonne comme un aveu d'impuissance, et relève, déjà, des effets collatéraux de la manipulation.
Dès lors, en bravade à leur idylle sucrée, Amy structure leur mariage comme une énigme. Le second mouvement devient celui du mystère. Viennent les chasses aux trésors, les noces de coton, de cuir, de froment, de cire et enfin de bois (le film a par ailleurs le bon goût, si ce n'est l'excès de bon goût, de nous épargner les célébrations thématiques des noces de cuir et de cire), la disparition, la multiplicité des scènes de crime, le soupçon et au sommet, la machination. Au jeu du plus malin, David Fincher n'est jamais le dernier : si les prémices du récit, presque fleuve, qui piègent le spectateur dans les codes du film policier s'avèrent rétrospectivement illusoires, ils n'en restent pas moins des plus crépusculaires et des plus denses.
Et pourtant, l'essentiel n'est pas là : derrière le va-et-vient de la romance et du drame, profondément sous les peaux impeccables, la vérité nue explose en éclats extravagants et en poses iconiques, où l'amour se pare de cruauté. Mais à l'image de sa bande-annonce, geste commercial presque altruiste en cette époque de surexposition à l'image promotionnelle, il ne s'agit pas ici de commenter ce qui excède la première moitié de ce divertissement brillant, dont la structure toute à la fois binaire et multiple créé un pont longuement attendu entre le Fincher démonstratif et absurde des débuts (Fight Club) et le Fincher atmosphérique de la légitimité artistique (Zodiac). Film policier, satire réjouissante, synthèse romanesque (on pense, à la faveur de quelques références à Proust, à La Prisonnière et Albertine disparue) et comédie noire solide, Gone Girl est un accomplissement monstrueux de maîtrise sur la mise à mort du couple hollywoodien. « Everyone told us, and told us, and told us, marriage is hard work. […] But not for me and Nick. » Et plus encore, terrifiant de ténèbres ironiques.