Gone Girl : La Théorie de l'Information
Pourquoi Gone Girl est-il un film si différent et poignant dans l’œuvre de Fincher ? Car il a propose, à mi-chemin, de se détacher de tout ce qui a fait le sel de son cinéma jusqu’alors. Cinéaste de la donnée, du data, Fincher ne semble jamais plus excité que lorsqu’il s’agit de filmer des masses d’informations scrutées par des individus éclairés et curieux. L’intime est la majeure partie du temps relégué au rang d’accessoire, à l’image d’une Gwyneth Paltrow un peu transparente finissant, à l’issue d’un twist tordu, la tête dans une boite en carton au milieu du désert californien.
D’où cette impression de froideur et la réputation d’un metteur en scène de thriller retors et passionnants. Un gars capable de transformer le parcours d’un geek crypto-puceau d’Harvard en quête de la vérité teinté de Procedural (The Social Network). Peu de place pour l’intime, ici encore mis à la marge, mais une vague justification psychologique.
La dictature du twist
Et puis Gone Girl arrive. Spoiler Alert.
Première partie : une enquête dans le pur style Fincher. Scrutement consciencieux de la scénographie. Enième recherche de pièces à conviction entrecoupée de flashbacks sous forme d’entrées dans le journal intime de la disparue. On est en plein territoire Fincherien, et on s’y sent bien, assurément. Pourtant, un dérèglement est déjà à l’œuvre, et les rebondissements à venir vont le confirmer : les indices se présentent trop évidemment comme tels, l’incroyable nonchalance de Nick (Ben Affleck, qui n’a jamais été aussi bien dirigé) arpente une ligne étrange entre le pas-tout-à-fait-innocent et la jamais-vraiment-coupable. La musique de Trent Reznor et Atticus Ross drape les flashbacks et nous conte la genèse du couple dans une ambiance de soap-opera vicelard.
Une fois n’est pas coutume, c’est à mi-chemin que la vérité survient. Si l’épouse est « Gone » c’est bien littéralement, « Amazing Amy » (Rosamund Pike) ayant planifié des mois durant une porte de sortie. Si elle se fait passer pour morte, c’est pour mieux changer de vie et ainsi faire accuser son infidèle de mari.
Il est assez jouissif de voir Fincher se départir d’un retournement de situation aussi absolutiste et potentiellement décéptif. Il entame alors une relecture de son propre cinéma, explorant des territoires inédits chez le cinéaste, à l’image de cet étrange camp de vacances pour hippies nihilistes dans lequel trouve refuge le personnage de Rosamund Pike. Un récit purement chronologique et libre s’affranchissant des nécessités d’une résolution forcement mathématique et de cette sempiternelle dictature du twist, de la révélation.
Critique des médias mais pas que...
Beaucoup mettront en avant que Gone Girl, en plus d’être une satire autour de l’institution du mariage, développe un regard d’une ironie mordante sur la frénésie médiatique propre au XXIème siècle. Rien n’est moins vrai (Fincher avoue volontiers s’être inspiré d’émissions de Real TV pour concevoir la lumière de son film) mais il y a plus. Le film s’avère infiniment drôle, il faut bien le souligner, et en ce sens, il évoque les fulgurances satiriques les plus inspirées d’un Brian de Palma de la grande époque. Car c’est par le gag que le réalisateur parvient à instiller une étude de mœurs brillante qui confine parfois à la métaphysique. Au début du film, Nick Flynn est chargé de prendre la parole à une première conférence de presse suite à la disparition d’Amy. « Plus fort ! » crie un journaliste. Quelques instants plus tard, par un réflexe malheureux, c’est tout sourire qu’il posera au coté du portrait de son épouse disparue.
Nick, loser narcissique mais sympathique, éprouve toutes les difficultés du monde à dealer avec cet évènement tragique, ou plus précisément, à faire cohabiter sa propre inquiétude et l’image du mari dévasté qu’il est censé renvoyer à son entourage, à son quartier, aux journalistes bref, au monde. Il est de plus tiraillé entre une culpabilité inhérente, générale - comment poser en pauvre quasi-veuf innocent alors que son mariage partait totalement en vrille ? - et un remord plus commun, celui de l’époux infidèle. Dans le quotidien du mariage, comme dans le drame qui vient le frapper, il s’agit avant tout d’apparences - titre français du roman original - et d’une réalité dénuée de vérité s’écrivant en direct qui voudrait qu’un mari qui ne fond pas immédiatement en larmes à la disparition de sa femme serait forcement coupable.
Si la critique des médias est bien présente, elle n’est peut-être alors qu’un signe des temps parmi tant d’autres, un catalyseur capable de propulser au rang de mythe national l’intimité d’un couple, décuplant son impact pour mieux en cerner les coutures, de zoomer sur les zones d’ombre. Bien avant Twitter et les chaines d’information en continu, l’homme a été sujet au voyeurisme, à l’égocentrisme. Alors certes, ici on répare son couple chez Barbara Walters en préparant l’interview comme un politique en campagne, mais le fondamental, l’intime, l’universel, subsistent.
Fincher nous offre avec Gone Girl un évènement peu commun dans la carrière d’un auteur : une remise en question en direct de ses propres codes, avec un premier acte on ne peut plus fidèle au modus operandi du réalisateur, malmené par une seconde partie d’une beauté folle, intrigante car libérée des impératifs de l’enquête policière.
Certains opposeront que Fincher n’a rien inventé, Gone Girl étant extrêmement fidèle, ne serait-ce que dans sa structure, au roman original. Un choix d’autant plus courageux qu’il est celui d’un cinéaste prêt à mettre son incroyable sens du storytelling au service d’un récit qui bouscule aussi bien notre perception des relations humaines que la nature même de son propre cinéma.