Le pardon se fait avec soi-même. La paix avec l’autre.

Wadaean Julia est un film d’une puissance exceptionnelle qui livre un message de paix et d'amour universel qui pourrait s’adresser à bien des conflits.

Mohamed Kordofani traite un sujet difficile, le racisme Nord-Sud au Soudan entre les musulmans (Nord) et les chrétiens (Sud) avant la création du Soudan du Sud en 2011.

Il raconte la rencontre, d'abord tragique, entre 2 femmes formidables à qui on rappelle sans cesse (notamment Majier pour Julia et Akram pour Monia) qu'elles n'appartiennent pas au même monde comme si le racisme était un état de fait, que la violence et la séparation était la seule solution. Mohamed Kordofani montre au contraire que ces 2 femmes sont non seulement capables de vivre ensemble, mais aussi de devenir amis, une famille. Alors même qu'elles portent symboliquement en elles, le lourd fardeau du conflit qui déchire leur pays, tuent leurs maris, créé un climat de peur (qui pousse à se barricader à s'armer) et de jugement - un climat propice aux massacres, jamais à l'union.

Goodbye Julia est un message d'amour même en temps de guerre (encore plus aujourd'hui) au travers de ces 2 femmes :

D’un côté, Monia, une riche femme musulmane, qui a cessé de vivre et de “croire en l’amour” lorsqu’elle décida d’arrêter de chanter sous la pression de son mari Akram qui lui posa un ultimatum. On ressent tout le long du film, le cadre oppressif dans lequel vit Monia répondant à l’image qu’Akram a imaginé d’elle, une image qu’il aime mais qui ne représente pas sa personnalité.

D’un autre côté, Julia, une modeste femme chrétienne, qui vivait jusque là dans une maison avec son fils Daniel et son mari Santino, avant d’être expulsés suite à des émeutes entre chrétiens du Sud et musulmans du Nord. Fragilisés par cette expulsion, ils se retrouvent dans un abri de fortune en pleine ville le temps que les choses se calment. Avant d'aller habiter, sans le savoir d'abord, chez Monia la femme de celui qui a tué son mari.

Toute la puissance du film réside dans le long chemin qu’entreprennent Monia et Julia. Le chemin du pardon avec soi-même. Monia tente tant bien que mal de se pardonner en prenant soin de Julia et Daniel comme pour “payer le prix du sang”. Mais le mensonge se fait de plus en plus lourd alors qu’elle se retrouve confrontée au racisme qu’elle incarne elle-aussi en prenant une “Sudiste, comme bonne pour faire les tâches qu’elle ne ferait pas faire à sa propre fille” (Akram) et dans les différences de traitement qu’elle instaure dans sa vie de tous les jours, parfois sans le réaliser, entre "Nordistes et Sudistes".

Il y a des scènes d’une puissance infinie dans le film. Comme lorsque Monia, voilée intégralement et sous l'initiative de Julia, prend une guitare électrique et commence à jouer quelques accords comme pour crier haut et fort J’EXISTE. C'est Julia, devenant son ami, sa confidente, et alors qu'elle sait qu'Akram a tué son mari, qui la pousse à exister de nouveau.

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que Monia est vêtue d’un voile intégral noir uniquement lorsqu’elle se rend dans ce bar pour écouter de la musique et re goûter à sa vie d’avant. C’est comme pour lui rappeler qu’elle a cessé d’exister et qu’elle ne pouvait pas se permettre d’être Monia et écouter de la musique.

“Le pardon se fait avec soi-même. La paix avec l’autre”

Cette phrase-là, de Majier à Julia, alors qu’ils sont tous les deux, les pieds dans l’eau, va nous suivre tout le reste du film.

Monia est coincée dans ses mensonges et dans sa vie jusqu’à craquer totalement, dans la scène où alors que l’eau coule en arrière-plan, Monia s’effondre. Elle est “épuisée, si fatiguée de devoir mentir”. Elle veut simplement vivre, montrer à son mari qui elle est vraiment et qu’il aime pour ce qu’elle est, et non ce qu’il aimerait qu’elle soit : une femme qui renonce à ce qu'elle est pour entretenir le foyer et porter un enfant. Elle veut chanter. Tout simplement.

Lorsque l’on apprend que c’était Julia et non Daniel qui avait trouvé le portefeuille de Santino (le père de Daniel), on comprend qu’il a aussi fallu à Julia passer par un long chemin pour pardonner Monia d’avoir caché la vérité et Akram d’avoir tué son Santino.

J’ai ressenti quelque chose d’indescriptible lorsque Julia dit à Majier que ceux qui ont tué son mari sont “sa famille”. C’est un message d’amour d’une puissance qui réchauffe et bouleverse. Certes, ce long chemin de plusieurs années entrepris par Julia est nourri par la volonté première de protéger son fils. Elle a conscience que l’aide financière de Monia pouvait lui permettre d’inscrire Daniel à l’école et le protéger du racisme ambiant (même si Daniel va subir de plein fouet le racisme à l’école). Mais au fil des années, on sent la relation entre les 2 femmes dépasser le pardon pour qu'une réelle amitié se crée. Pourtant aucune des 2 ne semblent être en paix, Monia étouffe dans ses mensonges alors qu'on sent Julia se poser des questions sur le referendum pour l'indépendance du Sud Soudan comme si elle devait faire un choix entre sa désormais famille et son peuple.

Mohamed Kordofani, à la fin du film, nous invite implicitement à réfléchir sur la phrase de Majier : “ le pardon se fait avec soi-même, la paix se fait avec l’autre”.

Monia et Julia ont fait leur chemin séparément même si elles vivaient dans le même foyer -et ont réciproquement entretenu ce lourd mensonge sans le savoir. C’est quand Monia et Julia se retrouvent et que Monia sait que Julia savait depuis le début l’origine de la mort de son mari - que la paix peut se faire entre les 2. Précisément dans la scène où, après s’être rejetés la faute mutuellement sur savoir qui a profité de qui, Monia finit par poser sa tête sur les genoux de Julia. On sent Monia épuisée d’avoir porté ce fardeau pendant des années. La main de tendresse de Julia, devenue son amie, vient lui apporter tout le réconfort symbolisant le pardon et la paix vis-à-vis de la mort de Santino. Cette mort est le fruit d’un racisme et d’une violence exacerbée qui rend les processus de paix d’autant plus difficiles - alors que l’amour, le pardon, la transparence, l’acceptation de son passé peuvent libérer de nombreuses souffrances et traumatismes et ouvrir la porte à une guérison intérieure nécessaire à la paix.

Pourtant, ce moment touchant n'est qu'une parenthèse. La dure réalité les rattrape. Alors que Julia avait été expulsée de la maison par Akram, elle décide de rejoindre les populations chrétiennes du Sud, séparée de son amie Monia. Une union qui se sépare symboliquement. Et sans prétendre pouvoir donner de leçons d'histoire ou de diplomatie, on peut se demander comment la paix pouvait se faire entre deux populations maintenant séparées. Et s'il ne faudrait pas apprendre à vivre ensemble en respectant bien-sûr le lourd passé de chacun.

Il me semble que Mohamed Kordofani veut aussi nous dire autre chose. Dans cette histoire, Daniel, lui, n’a pas fait le chemin du pardon : il a grandi sans savoir ce qui était arrivé à son père. Le voir à la fin du film, aux côtés de Majier, un fusil d’assaut à la main, montre à quel point il est nécessaire de reconnaître son passé, aussi sombre soit-il pour que le pardon avec soi-même et la paix avec l’autre puisse se faire, au moins pour les générations à venir.

On pourrait faire le parallèle avec nombre de conflits, où des massacres, meurtres, viols …. ont été commis et aussitôt effacés de l’histoire comme s’il fallait pour construire la paix, savoir oublier son sombre passé.

“Un pays qui ne connaît pas son passé, a un présent fragile et un avenir incertain”

Sans cela, on perpétue encore et encore les mêmes erreurs et les jeunesses se construiront sur un sentiment d’injustice venant parfois nourrir une haine qui ne sert ni la paix ni la guérison intérieure.

Merci Mohamed Kordofani pour ce message d'amour qui demeure pourtant une simple parenthèse dans le film mais qui fait du bien. Monia et Julia montrent que le vivre ensemble est possible. Mais que cela nécessite de reconnaître son passé et abolir toutes les mécanismes de domination qui persistent parfois même inconsciemment.

Faut-il encore attendre 300 ans et laisser mourir ces jeunes dans la haine ?

(Majier qui prit les armes à 12 ans, Daniel qui le suit)

Ou peut-on enfin comprendre que l'amour, la solidarité, la sensibilité permettraient de vivre dans un bien meilleur monde ? ....

Merci aussi pour ce film hautement féministe qui nous montre que ce long chemin passera par l'abolition du patriarcat et le changement des mentalités - et que ce combat devra sûrement être porté par des femmes courageuses et des hommes qui auront appris à mettre de côté leur ego et les mécanismes de domination qu'ils entretiennent dans leur rapport aux femmes, à la nature, aux animaux, aux enfants etc.

Mais aussi aux femmes et aux hommes qui auront compris mutuellement la nécessité de sortir d'un système qui nous dépossède de bien des choses : le temps, notre rapport à notre corps, le lien avec la nature, notre sensibilité i.e nos émotions etc. - et que la plupart des luttes se rejoignent.

SamiBouazaoui-Jolive
10

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le 30 nov. 2023

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