À quoi bon ?
Ce qui m'a d'abord marqué dans le cinéma d'Ozu, c'est sa façon de mettre en scène, avec autant d'intelligence que de finesse, les liens familiaux, l'ordre établi dans une famille ainsi que les...
le 7 sept. 2017
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Le site Critikat m’apprend qu’autrefois au Japon les films muets étaient, non pas accompagnés de musique mais commentés par un benshi (« homme qui parle »). Je n’en avais pas sous la main et visionnai donc ce Gosses de Tokyo dans le silence le plus complet. Ce qui fait bizarre. Mais on s’y fait.
Le film d’Ozu, le dernier de ses œuvres muettes, est considéré comme une comédie. Si tel est le cas, d’un genre bien différent de ce que pouvaient produire à peu près à la même époque les grands burlesques américains, Busten Keaton, Harold Lloyd et Laurel & Hardy. Le film d’Ozu ne cherche pas à provoquer le rire mais à décrire une certaine réalité du pays, celle des années 30 dans la banlieue de Tokyo. Il est possible, comme le suggère là encore Critikat, qu’Ozu ait inventé le néoréalisme vingt ans avant l’heure : son film n’a-t-il pas un parfum de Voleur de bicyclette ?
Une famille quitte Tokyo pour emménager en banlieue. Le père affirme devant ses collègues que c’est idéal pour les enfants. Hum, ceux-ci supposent plutôt que c’est pour coller au basque du grand patron, qui réside là. Car Chichi, le père, se montre prévenant, voire obséquieux vis-à-vis de son chef. Telle est la loi du monde des adultes : il faut être réaliste, respecter la hiérarchie sociale, savoir limiter ses ambitions. Pourquoi ? Pour pouvoir nourrir sa famille. Cette nourriture est le point de jonction entre les deux mondes : elle innerve tout le film, incarnée par ces délicieuses boulettes de riz, auxquelles le fils cadet a bien du mal à résister…
En regard de ce monde cruel mais policé, Ozu place celui des enfants, où la loi du plus fort règne. Ou plutôt du plus grand : le chef de gang qui, au début du film, domine la bande de gosses, dépasse les autres d’une tête mais il sera remis en place par plus grand que lui, le livreur d’alcool, permettant aux deux frères de s’affirmer. Là aussi, une hiérarchie s’impose, cette hiérarchie si importante au Japon, dont Ozu nous montre qu’elle s’instaure dès l’enfance. Ce gang, comme une vraie mafia, a ses gestes symboliques (la chaussure qu’on pause sur la tête), ses rites initiatiques (l’œuf de moineau qu’il faut gober), ses codes (le signe de pistolet qui met à terre la victime).
Comment se faire sa place au soleil ? Les deux frères commencent par déserter l’école, dont ils sentent qu’elle sera oppressive. Ce qui nous vaut une première scène délicieuse où ils décident de prendre leur repas avant l’heure (suggestion de Keiji, le plus jeune et le plus gourmand), avant de s’adonner à la calligraphie et de faire apposer un 20 dessus par notre vendeur d’alcool qui passe opportunément. Les interventions providentielles du camelot ne sont pas toujours payantes : la supercherie sera découverte puisque le père vient d’apprendre l’absence de ses deux fils à l’école.
L’école, il faut y aller selon le père pour devenir quelqu’un d’important. C’est-à-dire ? Comme toi, papa ? La stature du père va s’effondrer brutalement lors d’une autre scène délicieuse : la projection de films privés chez le patron, où Chichi s’adonne à des grimaces, qui évoquent Charlot (clin d’œil ?). Tout le monde rit de bon cœur sauf les deux enfants. Les irrésistibles grimaces de Keiji n’ont pas la même valeur chez un adulte : les deux garçons ont l’impression que leur père n’est qu’une marionnette. Les lois sont certes différentes chez les adultes : ainsi le patron de Chichi est-il de plus petite taille que lui, ainsi encore les échanges avec le patron sont-ils affables, son épouse proposant même son étudiante domestique à la femme de Chichi... Mais le résultat, lui, est bien le même et, comme Keiji et Ryoichi se sont battus pour être respectés au sein de la bande de gosses, ils vont se battre pour que leur père le soit.
D’où la fronde qui s’ensuit, d’une grande audace pour l’époque : les deux gosses remettent en cause leur père, et par la même tout le système de castes sociales qui sous-tend la société japonaise. Ils entament une grève de la faim, puisque la nourriture est la cause de l’humiliation consentie par leur père ! Bien difficile à suivre pour le vorace Keiji. Et si leur père ne sévit d’abord pas, c’est parce qu’il sent bien, accablé, qu’ils ont raison et que eux aussi vont subir toute leur vie la réalité du plafond de verre. Tout de même il y aura fessée. Et les deux gosses de fondre en larmes : Ozu joue à plusieurs reprises de ces crises de larmes, inattendues, touchantes, pour nous rappeler que ces gosses, qui à bien des égards se comportent comme des adultes, restent des gosses (le chef de gang détrôné aussi se mettra à pleurer).
Keiji et son frère boudent face à la barrière, refusant de manger. C’est alors qu’intervient la très belle scène de réconciliation. Je l’avais vue analysée dans un DVD, ce qui m’avait donné envie de découvrir le film. Keiji se saisit d’une boulette, incite son frère aîné qui boude encore à faire de même. Tous trois les enfournent, mais de façon non synchronisée, là est le détail qu’il ne faut pas rater. S’ensuit une discussion essentielle : Keiji veut devenir capitaine, son père lui demande « pourquoi pas général ? » Ce faisant, il redresse la tête, communique à ses fils l’idée que le déterminisme social n’est pas une fatalité. Les multiples encerclements que nous a montrés Ozu (poteaux, fils électriques, barrière du passage niveau ou du jardin…) peuvent être dépassés. « Parce que Ryoichi veut être général et qu’il est mon grand frère ». Quelle magnifique réplique ! A la fois désir d’émancipation et respect des aînés ! Ce simple échange a remis les trois à l’unisson, et quand Keiji et Ryoichi portent une seconde fois la boulette de riz à leur bouche ils sont parfaitement synchronisés. Du grand art. Le cinéma d’Ozu se lit souvent dans les mouvements des corps, en relation avec le décor dans lequel ils s’inscrivent.
Mais ce n’est pas tout, car il reste encore une scène tout à fait poignante. Le lendemain matin, Chichi et ses deux fils marchent comme toujours dans cette belle allée bordée de poteaux électriques. La voiture du patron est arrêtée devant le passage à niveau. Chichi ne va pas le saluer obséquieusement comme il en a l’habitude. Ce sont ses deux enfants qui lui enjoignent de le faire ! Chacun a avancé dans cette crise : le père a relevé la tête, mais les deux enfants ont aussi acquis une compréhension du monde des adultes. Chacun a fait un pas vers l’autre, s’est enrichi : l’adulte est là pour transmettre la complexité de la réalité, l’enfant pour remettre en cause cet ordre. Tout cela est exprimé avec une merveilleuse simplicité.
Et la forme ? Comme toujours chez Ozu, peu de mouvements de caméra, mais soigneusement dosés. Quand elle bouge, on le remarque ! Ainsi de ce panoramique latéral aller-retour montrant les employés qui bâillent tour à tour au bureau. Le cadre est souvent fixe mais ça bouge en arrière-plan : ici ce sont des trains qui ne cessent de passer, exprimant l’idée de banlieue. Le plus souvent, Ozu privilégie l’ensemble des protagonistes d’une scène plutôt que de les isoler : le groupe des gosses, les deux frères ensemble, la famille, sont tous contenus dans le cadre. Le cinéaste japonais n’a pas encore opté pour ses fameux plans « à ras du tatami », mais il se met, logiquement, à hauteur d’enfant.
Si le film est si touchant, rappelant ainsi Le voleur de bicyclette, c’est aussi grâce au duo d’enfants, mélange d’âpreté et de tendresse, Tomio Aoki (Keiji) grimaçant, Hideo Sugawara (Ryoichi) plus sobre. Ils font bloc, pour notre plus grand bonheur. Et la mère, au fait ? Elle est effacée, comme les femmes devaient l’être à l’époque : elle prend son manteau à Chichi qui rentre du travail et n’a guère son mot à dire. Gosses de Tokyo n’est pas un film féministe. Il nous parle avant tout d’enfance. Il dit beaucoup avec peu, la clef de bien des grands films.
Créée
le 1 déc. 2023
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