Tourné pendant l’Occupation, ce film trop méconnu est un régal à chaque vision. L’action se passe dans un trou perdu quelque part en France (un bouquet dont chaque province serait une fleur). Un homme débarque du train de Paris (distance : 619 km) appelé par sa famille, les Goupi qui habitent une ferme-auberge à 12 km de là. Les Goupi, plus qu’une famille c’est un clan. Ils ont des dissensions, mais lorsqu’ils se sentent menacés ils font corps. Chez eux, chacun a son surnom. Goupi-mains rouges (grosse moustache, pelisse ou manteau de cuir selon les circonstances), est l’oncle qui vient accueillir le voyageur à la gare. Un homme jeune légèrement maniéré, fine moustache et costume-cravate. Puisqu’il vient de Paris et qu’il est sensé avoir une bonne situation, il est « Monsieur » bien vite rebaptisé Goupi-cravate.
Chez Mains-rouges, Monsieur fait la connaissance de Goupi-Tonkin (Robert Le Vigan) qui semble quelque peu halluciné. Au milieu d’oiseaux empaillés, Tonkin plante avec conviction des aiguilles dans de petits mannequins aux effigies de personnes qu’il nomme. Puis, un épisode à la limite du fantastique fait peur à Monsieur qui décampe et arrive seul à la ferme familiale.
Là, il va être mêlé à un sombre drame dont les tenants et aboutissants se révèlent progressivement. Monsieur ne sait pas qu’il a été appelé dans le but d’épouser la jeune et charmante Goupi-Muguet (sa propre cousine…) Dans la famille, le patriarche qui a 106 ans est réputé détenir un magot dont personne ne sait à combien il peut se monter ni où il peut bien être. Le patriarche voudrait juste une larme de rouge et un biscuit. Malin, il a dû lire « La lettre volée » de Poe…
Et puis, une liasse de billets disparaît alors que le patriarche est retrouvé à terre. Il semble avoir été tué d’un coup à la tête. Dans le même temps, Goupi-Tisane est sortie à la poursuite de Tonkin dont elle pense qu’il a volé les billets. Plus tard, Tisane est retrouvée morte, assassinée. Dans le même temps, un indice troublant donne un prétexte aux Goupi pour accuser Monsieur d’avoir tué le patriarche. Quant aux sentiments de Muguet, c’est la valse hésitation.
Ce film est évidemment un sombre drame, mais il n’est pas présenté à la manière d’un film noir. On sent une joie de filmer (la musique signée Jean Alfaro accentue certains effets, mais elle dégage une légèreté qui montre qu’il ne s’agit que d’une fable). Les Goupi sont obsédés par l’argent (surnom du père de Monsieur : Goupi-Mes sous), même s’ils jurent leurs grands dieux que « L’argent ne fait pas le bonheur ». Le spectateur s’amuser des chamailleries du clan, ainsi que de leur attitude face à l’enquête policière à propos de la disparition du paquet de billets.
La galerie de personnages est étonnante, le clan en compte une quinzaine, sur 3 générations. Cela fait beaucoup de monde et on a d’abord un peu de mal à s’y retrouver. L’esprit de clan n’a pas que du bon, malgré une certaine cohésion : lorsqu’il y a un souci, cela se règle entre Goupi. Là où ça coince vraiment, c’est du côté sentimental. On est à une période où on ne se mariait pas sans le consentement de ses parents, au contraire, on suivait leur volonté, cause de vraies souffrances. Bref, pour les Goupi, l’idéal serait en quelque sorte que le temps continue de s’écouler tranquillement, toutes choses restant immuables, à l’image de l’horloge qui égrène son tic-tac.
L’enquête policière est un puissant ressort du film, puisque le spectateur ne sait pas qui a tué Tisane. Quant au magot, il peut être imaginaire voire définitivement perdu. Le scénario produit de beaux rebondissements. Le tour de force de Jacques Becker est de mettre en évidence la mesquinerie des Goupi tout en faisant preuve d’une vraie tendresse vis-à-vis d’eux. Ainsi, les Goupi font sourire à l’occasion et parfois ils agacent avec leur immobilisme et leur esprit de clan. Cet aspect du film est évidemment à rapprocher de la situation politique qui divisait les français à l’époque. La qualité du scénario (adaptation d’un roman de Pierre Very), une mise en scène qui donne à chaque personnage sa juste place, des interprètes de qualité (notamment Fernand Ledoux dans le rôle titre) ont placé Jacques Becker au rang des maîtres du cinéma, ce qu’il confirmera ensuite avec « Casque d’or » et jusque « Le trou » (1960).