... Ils ont le respect de l'argent, parce que c'est du travail. La terre est basse, comme on dit."
Certains films français du début des années 40 n'ont décidément pas la même saveur que les autres, il y a comme un ingrédient secret qui leur confère ce petit quelque chose vaguement indéfinissable. L'effet de capsule temporelle est souvent très particulier lui aussi, puisqu'il nous contraint à replonger dans la France vichyste, ce qui est rarement une partie de plaisir — l'exemple le plus célèbre étant probablement la version de Henri-Georges Clouzot avec Le Corbeau, sorti la même année que Goupi mains rouges en 1943.
Chose étonnante (me concernant), ce presque premier long-métrage de Jacques Becker est un film à personnages que je trouve réussi. Pour le dire autrement, il prend la forme d'une chronique familiale mêlant un grand nombre de personnages importants, et il parvient à tisser une intrigue relativement anodine (en apparence au moins) au creux d'une toile assez passionnante, jouissant d'une écriture soignée. En dépit de toutes les rigidités techniques et discursives de la décennie des années 1940, cette histoire de paysans nous projette dans un microcosme rural, un petit village de Charente, et nous force à faire connaissance avec la dizaine de membres que compte la famille Goupi. Un peu comme l'un d'entre eux débarquant de Paris, on se retrouve projeté dans un référentiel un peu barjot, paumé au milieu de tous ces fous.
Car la galerie de personnages est très gratinée, mais sans que les excès de chacun ne soient pénibles : c'est d'ailleurs avec un arrière-plan comique que l'on passe en revue l'ensemble des intéressés, faisant régulièrement oublier les horreurs qui jalonnent une fausse enquête policière. Fausse car il n'y a pas de policier pendant l'essentiel de l'intrigue, et fausse car l'enquête est une sorte de prétexte pour révéler toutes les déviances de la maisonnée. Et on peut dire que les portraits alimentent une composante bien noire de ce film paysan, partagés entre mesquinerie, mensonge, avidité et arrivisme, le tout baignant dans une ambivalence des plus fourbes et teintée d'ironie — les morts ne le sont pas nécessairement, les assassins ne sont pas ceux qu'on croit. Le récit parvient à entremêler à ces retournements de situations de nombreuses trames annexes, des rivalités amoureuses, des pétages de plombs, des révélations très amères, et plus généralement une succession de querelles qui minent le clan familial, pourri par la radinerie et le repli sur soi, pétrifié par l'hypocrisie et les soupçons.
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