C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe...

- « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe » dit un esclave amputé à Candide*.

- « Nous apportons la lumière » dit un ouvrier de Grand Central, mais il pourrait ajouter « C’est à ce prix que vous avez de l’électricité en Europe ».

Car derrière les 19 centrales rutilantes et sûres de l’Empire Électronucléaire français, se cache une réalité plus sordide, faite de sous-traitance à outrance et de travail au rabais, au mépris des règles de sécurité qu’impose le nucléaire. Cet univers a été magistralement décrit dans La Centrale, publié en 2010**.

Dans son livre, Élisabeth Filhol décrit cette arrière-cour du nucléaire civil, loin du discours rassurant et lénifiant d’EDF. A la recherche de la rentabilité maximum, l’entreprise publique sous-traite l’entretien de ses centrales à des agences d’intérim spécialisées, qui elles-mêmes sous-traitent, ce qui diminue le suivi des ouvriers et favorise les magouilles. Un système à deux vitesses se met en place : celui des ouvriers d’EDF, protégé et sûr, avec peu de missions et un suivi drastique de l’exposition au rayonnements des ouvriers, et un système plus flou, fait d’intérimaires itinérants qui naviguent de centrale en centrale, et, par appât du gain, trichent sur leur dosimètre pour décrocher une mission supplémentaire. S’ils trichent, ils perdent leur job et leur suivi médical ; s’ils ne trichent pas, ils ne gagnent pas assez.

C’est le portrait de ces trompe-la-mort qu’a choisi de dresser Rebecca Zlotowski, déjà auteure de Belle Epine. Une fresque des gitans du nucléaire, qui vivent en clan dans des mobile homes, s’aiment et se haïssent à l’abri des cheminées de refroidissement. Gary (Tahar Rahim) est de ceux-là : un peu voyou sur les bords, il cherche un vrai boulot. Il va trouver une famille : Gilles, le chef du clan (Olivier Gourmet), Toni, le dur à qui l’on peut faire confiance (Denis Ménochet) et sa copine un peu chaudasse, Karole (Léa Seydoux). Tous affrontent « la dose » avec courage et solidarité, parce qu’on n’a pas le choix dans cet enfer ; il faut se tenir les coudes ou mourir.

L’amour – comme toujours – va venir briser les liens qui unissaient cette petite communauté, cet eden de paix à côté de l’abyme nucléaire. Le Paradis, où ce qui s’en approche le plus : une forêt, une rivière, un champ de blé, et… Une pomme.

Mais nos Adam et Eve ne sont pas si purs, leurs motivations ne sont pas si claires, chacun est coupable d’un péché plus vaste. D’une histoire simple – une femme partagée entre deux hommes – Rebecca Zlotowski tire un grand film, simplement en plongeant cette intrigue dans le cœur du réacteur, où tout s’accélère. Très bien interprété, mais surtout formidablement réalisé. Une mise en scène qui n’a peur de rien, une photographie à la limite de la peinture (le banquet).

Du cinéma français qui ose, socialement, politiquement, esthétiquement. Que demande le peuple ?

* En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ?
- J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. »

** C’est le seul bémol qu’on mettra à Grand Central : ne pas citer ses sources. Du bout des lèvres, dans quelques interviews, Rebecca Zlotowski a admis avoir eu envie de faire ce film après avoir lu La Centrale. Pourtant (hormis l’intrigue), tout le contexte nucléaire sort directement du livre d’Élisabeth Filhol.
ludovico
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Topten 2013

Créée

le 10 sept. 2013

Critique lue 444 fois

3 j'aime

ludovico

Écrit par

Critique lue 444 fois

3

D'autres avis sur Grand Central

Grand Central
Rawi
6

Critique de Grand Central par Rawi

Je m'attendais à voir un grand film mais j'ai juste vu un bon film très bien interprété. Déjà, on me promet une grande et belle histoire d'amour, je ne vois qu'une histoire de cul. Le moment le...

Par

le 29 sept. 2013

31 j'aime

Grand Central
pilyen
3

Grand navet

J'ai vu le chef d'oeuvre de la semaine selon les critiques. Hé bien, ils se sont trompés, c'est un navet et un beau ! Cette fois-ci, ils ont poussé le bouchon tellement loin qu'ils risquent d'être...

le 29 août 2013

27 j'aime

18

Grand Central
Sergent_Pepper
5

Over-dose

L’idée est plutôt habile, la mise en scène maitrisée et les acteurs sont à la hauteur. Rahim, surtout, qui parvient à irradier une certaine candeur, notamment dans toute la phase initiatique du...

le 15 sept. 2013

20 j'aime

2

Du même critique

Shining
ludovico
9

Le film SUR Kubrick ?

Après le flop public et critique de Barry Lyndon, Kubrick a certainement besoin de remonter sa cote, en adaptant cet auteur de best-sellers qui monte, Stephen King. Seul Carrie a été adapté à cette...

le 7 févr. 2011

193 j'aime

86

La Neuvième Porte
ludovico
9

Un film honteusement délaissé...

Un grand film, c’est quoi ? C’est un film qui passe sur NRJ12 (en VF mal doublée), qu’on prend au milieu, et qu’on regarde jusqu’au bout, malgré l’alléchant Mad Men S05e1 qui nous attend sur Canal à...

le 23 janv. 2011

58 j'aime

3

La nuit nous appartient
ludovico
4

Tragédie Grecque Post Moderne Shakespearienne ou... Batman et Robin ?

Au risque de me fâcher avec toute la critique post-moderne qui rôde aux alentours, sur le net ou dans la presse, La Nuit nous appartient est un film raté. Et la déception est d'autant plus grande...

le 15 avr. 2011

42 j'aime

2