(extrait du chapitre 5. Le film abymé, de De la figure en général et du corps en particulier écrit par Nicole Brenez)
L'image et sa distance
D'abord, qu'est-ce qu'une image ?
L'image est une ressemblance (omoiôma), un paradigme (paradeigma) et une empreinte (ektupôma) de quelque chose qui désigne en soi-même le représenté, mais sans ressembler entièrement et en tous points au prototype, c'est-à-dire au représenté - car autre l'image et autre le représenté - et l'on voit clairement la différence qui existe entre eux puisqu'autrement, ils ne seraient pas distincts l'un de l'autre. Je donne un exemple : l'image de l'homme, même si elle restitue l'empreinte du corps, ne possède pas les puissances de l'âme, car elle ne vit pas, ne raisonne pas, ne parle pas, ne perçoit pas et ne bouge pas les membres. Et le Fils, s'il est l'image naturelle du Père, se différencie de lui, car il est le fils et non le père. [extrait du troisième Discours apologétique contre ceux qui abolissent les saintes images de Jean Damascène (VIIIe siècle)]
En termes analytiques, Damascène permet ici de réfléchir sur la nature et la syntaxe de la distance que l'image entretient avec son modèle : par nature, la relation au modèle se conçoit-elle sur un mode plein, occasionnel, distant, douteux ? Si l'image est un paradigme, ce qui peut signifier un exemple parmi d'autres exemples, alors elle apparaît aussi comme une ouverture, ouverture sur des dispositifs d'hypothèse à propos de l'archétype. Et dans le temps, ce rapport se montre-t-il constant ou variable ? C'est par exemple le problème du documentaire moderne tel que l'expose la Lettre à Freddy Buache (1982) : il s'agit de décliner les conditions de possibilité d'un rapport avec le monde pour en maintenir l'éventualité et le faire advenir, ultimement et avec fugitivité, sous la forme d'un fraternel jugement de goût (la ville, conclut la voix de Godard, « peut être belle à cause de ça et ceux qui l'habitent sont... sont souvent magnifiques et pathétiques, même dans un pays... dans un pays très riche comme celui-là [16]
[16] Retranscrit par Bruno Colomb, in L'Avant-Scène Cinéma...
»).
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Détaillons l'usage que l'on peut faire d'une telle proposition, à propos d'un plan-séquence, celui du casting des figurants par Gaspard Bazin au premier tiers de Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma. Le figurant est cette créature stylistique qui permet de traiter à cru la question de l'apparition du corps à l'image : on se rappellera, dans Pierrot le Fou, la merveilleuse occurrence du « Été André, actuellement figurant de cinéma », qui résume à lui seul tous les paradoxes de la parousie cinématographique. En tant que forme de la scénographie, le figurant connaît par tradition trois régimes d'emploi : l'iconogramme, ou unité diégétique, selon lequel il demeure en deçàde toute dialectique entre sujet et collectivité, est agi et agité comme un épouvantail ne signifiant que par ses accessoires, attestant du lieu et du temps de l'action ; comme partie élémentaire d'un ensemble, d'une foule par exemple, il intervient tantôt sur le mode d'un déficit d'unité, tantôt affirmation de diversité lorsque celle-ci se présente sur le mode d'une multiplicité amorphe ; mais si la foule importe par le travail de circulation qui s'y établit, alors le figurant fait mobile, corpuscule dans un flot ou dirigeable en tension potentielle vers un troisième régime d'apparition, la masse, foule organisée selon un sens informant qui réduit le multiple à l'un. Le figurant y devient cellule, neutron (parce qu'anéanti dans son unicité), il n'est plus que l'agrégé d'un ensemble. Grandeur et décadence, film du dénuement, effectue un retour à la plus petite unité figurative du cinéma, le corps affectif du figurant, au prix d'un austère travail d'éradication et de régression. Avant l'iconogramme (l'épouvantail), il y a le corps au travail ; avant la foule, il y a l'humanité, c'està-dire la possibilité d'être ensemble (« Je veux bien faire des essais avec vous », répond Gaspard Bazin à celle qui n'est pas encore une actrice, « mais avant, il faut que je fasse des essais avec l'humanité ») ; avant la masse, il y a le problème du rapport du corps au sens, donc au verbe : il y a la théorie, il y aura le défilé.
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La deuxième procession [17]
[17] Trois minutes, sur une partition de Arvo Part (Cantus...
de Grandeur et décadence se conclut par un ralenti qui, dans le visage douloureux d'une figurante s'écriant « C'est le seul homme que j'aie aimé et il est mort », traque l'image, traque le motif de peinture, trouve le Cri et son traitement en Méduse. Une fois retrouvé le motif sublime, l'image s'arrête, en cet état se laisse contempler un instant, et le planséquence s'achève. Pourquoi traquer cette image antique, surtraitée dans l'histoire de la peinture comme de sa théorie, déjà plusieurs fois remise en scène par Godard lui-même [18]
[18] Dans Sauve qui peut (la vie) avec le personnage de...
? De Pline à Lessing, de Freud à Deleuze, le traitement du cri en peinture engage peut-être la plus lourde tradition de problèmes théoriques quant à la représentation, convoqué souvent de la même façon au titre du motif qui, par excellence, sert à distinguer : entre le bon et le mauvais peintre (Pline), entre la peinture et la poésie (Lessing), entre le figuratif et le figurai (Francis Bacon, repris ensuite par Deleuze), entre les sexes (Freud).
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Or, chercher cette image tranchante, reconnaissable, lisible et surtout lisante (c'est l'apport de Freud, cette image nous lit en nous liant à l'espèce), la retrouver dans le corps singulier, anonyme et concret de la figurante en quête de travail, ne vérifie pas la permanence d'un souci figuratif mais accomplit l'acte par lequel l'œuvre reconnaît familièrement sa propre invalidité, son essentiel inachèvement. « On ne sait plus représenter le mouvement du corps se perdant dans l'éternité de la douleur et de la mort [19]
[19] Passion, introduction à un scénario », in Jean-Luc...
», la comparution des grandes épreuves classiques trace d'abord le portrait de notre impuissance dans la recherche figurale. « — Et l'image, c'est quoi comme type d'objet ? — C'est rien, ça n'existe pas. C'est impensable, inavouable [20]
[20] Le chemin vers la parole », entretien avec Jean-Luc...
. » Or, qu'est-ce que l'on avoue, qu'est-ce que l'on « reconnaît pour sien » ? Étymologiquement, on avoue un fils, un frère, une filiation, et ce qui vient juste avant la Méduse dans le défilé godardien est ce petit personnage égaré à qui Gaspard Bazin demande : « Qu'est-ce que vous faites là ? » et qui répond gentiment en désignant la figurante précédente : « C'est ma soeur ». Visuellement, quatre types de montages travaillent dans la continuité du plan : le clignotement de la surimpression ; le passage discontinu des corps dans le cadre ; les passages de l'image, sur le mode du ralenti ou de l'arrêt ; et le passage du connu de l'image dans l'inconnu du corps fécondé par l'icône culturelle (la Méduse), opposé au dénuement du figurant, esseulé par son apparition, isolé par le verbe qu'il délivre sans l'avoir compris et qui demeure dans l'expérience commune de l'inconnu que constitue n'importe quel croisement de n'importe quel corps dans le monde. Hormis l'aveu burlesque et déplacé de fraternité (« C'est ma soeur »), et avec une caméra video pour croix de Malte, le défilé reconduit et scande de corps en corps l'expérience de la communauté de ceux qui n'ont pas de communauté [21]
[21] Georges Bataille, cité par Maurice Blanchot dans La...
. Méduse et chômeurs confrontés opèrent le montage de l'universel et de l'anonyme, du reconnaissable (je lui appartiens, l'image universelle) et du non-connu (l'inappropriable, mon prochain).
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Un dernier type de montage parachève donc en rupture cette série de discontinuités : dans l'économie du spectacle, la Méduse, cette image excessivement pleine et surdéterminée, cette image totale s'avère aussi la plus destructrice, dans la mesure où par contraste elle re-marque les corps, elle indique son insignifiance concrète au défilé qui la précède. La Méduse dévalise le corps humain, en évide la présence pour le muer en silhouette, pèse de son formidable poids symbolique pour faire basculer les simples corps des figurants dans la pré-figuration. À cause d'elle, le corps humain n'existe presque pas encore et l'image épurée qui enregistre son passage dans le champ, cette image ascétique et minimale qui structure Grandeur et décadence, documentaire sur l'économie figurative, s'affecte d'un coefficient d'impossibilité. L'excès d'image que représente la Méduse renvoie le corps concret au registre d'un figurable qui n'adviendra pas, cette image-ci éloigne le monde : ainsi que Damascène invitait à le penser — mais bien sûr contre ce qu'il avait à en défendre —, l'image, d'hypothèse paradigmatique, devient un terrible dispositif d'hypothèque. Une telle invention du négatif représente un schème godardien majeur.