C'est d'une société de production télévisuelle qui propose à Godard de participer à une série pour TF1, Série noire, diffusée une fois par mois le samedi soir à 20h30 (les mecs n'avaient peur de rien !). Il s'agit d'adapter des romans de la célèbre collection « Série noire » (Gallimard) dans le but de faire frissonner d'angoisse le spectateur, comme le soulignait la bande-annonce qui précédait chaque épisode, faite sur le modèle de la série « Alfred Hitchcock présente ». Godard accepte immédiatement le projet. Ce sera « Chantons en cœur » de James Hadley Chase. Le film n'a évidemment plus grand-chose à voir avec le roman, si ce n'est qu'il s'agit d'un film sur la mort, la mort du cinéma. Un film hanté par des fantômes, à commencer par celui de François Truffaut incarné en partie par Jean-Pierre Léaud dans le film. Il incarne aussi ce remords de Godard de ne s'être jamais réconcilié avec Truffaut avant la mort de ce dernier en octobre 1984. Mais il incarne surtout les fantômes des producteurs français de la nouvelle vague et du cinéma d'auteur, Georges de Beauregard, Pierre Braunberger, Jean-Pierre Rassam, Gérard Lebovici, Raoul Lévy, les frères Hakim, tous « morts au champ d'honneur », figures d'un cinéma français artisanal et un peu voyou. C'est Jean-Pierre Mocky, qui joue le rôle du producteur Almereyda (vrai nom du cinéaste Jean Vigo), qui symbolise ces producteurs à l'ancienne, et donc symbolise aussi Godard qui produit lui-même ses films depuis quelques années. Dans le film, la société « Albatros films » (référence au film de Jean-Pierre Mocky L'albatros) est un avatar de la petite entreprise de Godard, JLG films. Tout le film est presque d'ailleurs tourné dans les locaux de JLG films et tous les employés d'Albatros films sont les employés réels de JLG films. À la fin du film, quand le producteur est assassiné, des jeunes crétins à la mode s'empareront des locaux en proférant des slogans débiles sur ce qu'est « l'essentiel », et l'affiche du film La ruée vers l'or, chef-d'œuvre de Chaplin, qui ornait l'entrée des bureaux, sera remplacée par des unes du magazine crétin Marie-Claire ! C'est un film en apparence désordonné et foutraque, mais plein de mélancolie et dans lequel émergent, comme toujours chez Godard, quelques moments vraiment sublimes. C'est aussi un film plein de sens. Par exemple, les barreaux de fenêtres, fréquents, symbolisent les chaînes télévisées et la grille des programmes. « Le spectateur est otage mais il le veut bien. Du reste on dit les chaînes. Dans mon film, on voit beaucoup de barreaux, on dit qu'on est dans la grille des programmes. » (Interview de Godard dans Télérama du 16 avril 1986). C'est un film qu'il faut certainement voir plusieurs fois pour en saisir tout le sens et tout le sel. Le producteur un peu pirate meurt dans le film mais le vrai pirate reste Jean-Luc Godard qui réussit ce tour de force de pirater TF1 en passant ce film un samedi soir à 20h30 ! Chapeau l'artiste !