Se mettre devant un film de la trempe de Grave réclame comme une sorte d'abandon.
S'oublier.
Oublier une hype un peu trop savamment distillée et portée, à coups de louanges festivalières rapportant certains évanouissements et autres malaises plus ou moins feints. Plutôt plus que moins, à vrai dire. Car il faut être franc, ce n'est pas avec Grave que le spectateur se pourlèchera les babines dans l'horreur pure qui lui sera montrée. Il ne se délectera pas de son aspect purement graphique que l'oeuvre niera presque jusqu'au bout à sa viande, à ses blessures, à ses cicatrices, à ses désquamations.
Grave est avant tout un film atmosphérique. Qui ne confine pas jusqu'au malaise, mais qui installe pourtant un certain sentiment d'inconfort, soutenu par une musique électronique à mi chemin entre John Carpenter et le Clint Mansell de Requiem for a Dream. A ce titre, Julia Ducournau enquille les références, plus ou moins bien digérées. Car il y a du Cronenberg, à l'évidence. Du De Palma aussi, façon Carrie. Un soupçon de zombie flick dans sa manière d'illustrer le changement et le comportement de sa jeune héroïne. Il y a aussi du Aronofsky, dont une des scènes de Black Swan est presque décalquée, même si elle est filmée en mode délocalisé dans un couloir des urgences.
Il s'agit d'une première oeuvre, pour sûr. Avec tout ce qu'elle comporte de maladresses et de tics parfois malencontreux sortis d'écoles de cinéma. Un rythme peut être lancinant. Certains plans fixes étirés et maniérés. Une approche un peu trop théorisée. Car finalement, quelques éléments de Grave pourront paraître par trop pensés, trop calculés, trop prémédités. Peut être trop expliqués aussi dans la dernière ligne droite, même si cela permet un assez joli rebond final qui redonne du souffle.
Grave souffre donc principalement du froid clinique de son école vétérinaire. Il souffre d'un certain manque de spontanéité qui pourra rebuter, malheureusement. Car, une fois l'effort de l'abandon consenti, Grave offrira en échange une très jolie photographie et une belle composition des personnages qu'il met en scène. Ainsi qu'une transition riche vers l'âge adulte en forme de catharsis progressive à de multiples niveaux, entre études, sexualité et cannibalisme.
La perte de contrôle est illustrée avec force et justesse, comme la perte des repères et l'abandon final, au sein d'une sorte de tragédie antique à forte tendance psychanalytique sur l'origine du mal et sa transmission. Grave, c'est aussi l'histoire de la découverte de ce que l'on est réellement sous le masque des apparences, de ces rivalités fraternelles qui dévorent littéralement et aussi sûrement que les dents qui arrachent consciencieusement chaque morceau de chair dans l'espoir d'éteindre la faim. Deux soeurs qui évoluent entre attraction et répulsion, confrontation et complicité, intérêt et convoitise pour la même proie.
Grave n'est peut être pas le sommet attendu du genre mad movies français, comme s'est plu à le décrire une certaine presse intellectualisante et qui a plutôt, en temps normal, qu'un dégoût condescendant pour celui-ci. Mais il a le mérite, inestimable en ces temps de recettes toutes prêtes, de poser un regard sur son appartenance, de proposer quelque chose de différent, qui ne plaira pas à coup sûr à tout le monde, à l'évidence.
L'oeuvre est un peu trop confortable parfois, alors qu'elle aurait pu s'aventurer plus loin dans l'ambigu et le dérangeant. Mais Grave, cependant, enthousiasme en ce qu'il augure du meilleur pour la suite, en ce qu'il est porté par une singularité féminine qui, en ces temps de Wonder Woman un peu bétasse et de Proies totalement pasteurisées et pubdibondes, ne nourrit qu'une seule envie. Celle de revoir le plus vite possible Julia Ducournau derrière une caméra, débarrassée du poids et de la pression de son premier film imparfait mais hypnotisant.
Behind_the_Mask, qui cherche un deuxième doigt coupe-faim dans l'emballage de son Raider.