Après sa moisson de prix dans les festivals français et étrangers, Grave sort enfin, et presque trop tard, comme éventé déjà par l'immense rumeur qui, depuis sa présentation à la Semaine de la Critique, en mai dernier à Cannes, l'annonce comme un petit phénomène. C'est un peu triste à dire, mais le film se retrouve déjà dans la position de l'oeuvre surestimée, obligeant la critique à déplacer son curseur de l'éloge vers un discours plus froid et mesuré, qui pointe les faiblesses du récit (la dernière scène par exemple) et ramène sa réalisatrice, Julia Ducournau, au rôle de bonne élève appliquée dans sa tâche, laquelle a été souvent résumée à un crossover entre coming of age movie, film de cannibales et body horror.


Résumé à cette tâche, Grave n'impressionnera pas grand monde. Dans le domaine du récit d'apprentissage, le film suit un chemin assez balisé et beaucoup moins troublant que celui emprunté par Catherine Breillat (A ma sœur, 2000) ou Marina de Van (Dans ma peau, 2002) : c'est un classique récit de métamorphose féminine, qui s'inscrit dans le genre très français du portrait de jeune fille. Dans le registre du cannibalisme, le film peut paraître aussi trop retenu, il ne franchit jamais le seuil de l'abjection ou de l'insupportable : lorsque les appétits de Justine se révèlent, après son bizutage à l'école de vétérinaire, le goût de la chair s'accompagne d'un lourd sentiment de culpabilité, comme si la jeune fille n'assumait pas pleinement ce goût nouveau, et devait le vivre comme un secret honteux. La scène où, cachée sous les draps de son lit, Justine est rouée de coups – parce qu'elle lutte contre sa fringale – décrit un châtiment comparable à celui que subit Sissy Spacek lorsqu'elle rentre chez elle après le bal dans Carrie. D'un point de vue strictement moral, Grave est le contraire d'un film décomplexé : la pulsion y est monstrueuse et le plaisir de s'y abandonner est toujours retenu par un enjeu moral qui semble être central, celui de rester humain.


Dans sa découverte du cannibalisme, Justine se trouve un guide : sa sœur aînée Alexia. Elle est l'ogre de Grave. Sa monstruosité ne tient pas seulement à des actes de prédation (provoquer des accidents de voiture pour se repaître de viande fraîche) mais à la façon dont son corps perturbe la féminité timorée de sa soeur. Ce qu'Alexia apprend à Justine dépasse la simple question de la consommation de la chair humaine, elle lui montre un chemin littéral vers la satisfaction de ses appétits (alimentaires et sexuels) qui la sortirait d'un rôle déterminé par l'éducation (Justine a été élevée dans la crainte de la chair) ou par l'école (Justine est une bonne élève). On retrouve ici le spectre de Carrie, et il ne faudrait pas limiter le travail opéré par Julia Ducournau sur le film de De Palma à un simple copié/collé (la scène du seau), mais se demander plutôt comment Alexia dérègle un corps typique de jeune fille complexée, le désaxe moralement pour le conduire vers l'acceptation de sa nature profonde. Le film joue habilement du contraste physique entre ses deux actrices : au corps de petit chat écorché de Garance Marillier (qui joue Justine), il oppose le physique imposant d'Ella Rumpf, qui a une présence physique assez sidérante. Ni fille, ni garçon, Alexia est une bête humaine parfaitement accomplie, qui porte presque à elle seule tout le discours du film sur le retour à la nature. C'est en ce sens que Grave est un vrai film de genre : il explore une frontière morale et anthropologique. Que celle-ci ne soit pas toujours tracée subtilement n'est pas un problème, tant le film a besoin de ces deux sœurs pour construire son discours sur l'humain.


Il est clair que Julia Ducournau se situe du côté de la sage Justine – laquelle s'efforce de concilier sexe et pulsion cannibale dans une scène d'amour avec un garçon (elle s'autodévore). Mais ce compromis n'empêche pas de créer Alexia, sans doute le personnage le plus fascinant du film, celui qui s'éloigne le plus de la formule éculée du crossover. S'il y a dans Grave une esthétique horrifique, celle-ci passe essentiellement par le personnage d'Alexia. C'est par elle que s'effectue la mutation de Justine, dans la scène la plus puissante du film, celle du doigt. En ingérant une partie du corps de son aînée, la petite sœur assimile une partie de son identité. On peut regretter ensuite que le film ne suive pas plus rigoureusement la pulsion de Justine, qu'il lui oppose un discours moral, ouvertement tracé par sa conclusion (Alexia est en prison, Justine est libre). Mais on peut aussi lui reconnaître le mérite de ne pas intellectualiser son rapport au genre, de ne pas faire du cannibalisme un prétexte théorique, de préférer le grotesque horrifique à l'anthropologie structurale. L'efficacité de Grave tient à cette façon d'assumer la littéralité – ce qui est rare dans le jeune cinéma français, où les références intellectuelles ont tendance à saturer le récit, à servir des marqueurs culturels. Il y a au contraire dans l'écriture de Julia Ducournau un élan adolescent qui sape tous les discours sur le formatage des talents venus de la Fémis.


Grave correspond assez peu au portrait du film d'école, et Alexia est un personnage de jeune fille absolument inédit, une grande sœur monstrueuse mais adorée – qui finit par embrasser, à travers la vitre du parloir de la prison, la cicatrice qu'elle a laissée sur la joue de Justine. Rien d'aussi original n'est sorti de l'école de la rue Francoeur depuis Dans ma peau (2002) de Marina de Van. Et cette originalité s'explique aussi par l'écriture du film : précise, serrée, dégraissée, elle ne s'autorise aucun flottement, aucune digression. En cela Grave se situe aux antipodes du modèle de la première oeuvre bordélique dont La Bataille de Solférino (Justine Triet, 2013) et Un Jeune poète (Damien Manivel, 2014) ont perpétué le type. Jusque dans sa chute, largement critiquée et pourtant absolument nécessaire, c'est le personnage d'Alexia qui tire Grave vers le haut. Résumant l'éducation de ses deux filles, le père de Justine (Laurent Lucas) dit d'Alexia : « On l'a laissée être elle-même ». C'est ce qu'on attend d'un bon film de genre : que ses monstres restent eux-mêmes, qu'ils soient irrécupérables, qu'ils agissent seulement selon leur nature, au mépris de toute morale.


Qu'un tel élan soit encore possible dans un film français se réclamant du genre était une chose difficile à imaginer. En cela, Grave rompt aussi avec toutes les tentatives récentes d'incursion dans le genre (Personal Shopper, Le Parc, Dans la forêt) qui privilégient des personnages fantomatiques et des écritures elliptiques. Grave marque des points en inversant la logique majoritairement hygiénique de ce cinéma fantastique intellectuel, en déréglant le principe de mesure qu’il applique à chaque personnage, à chaque élément du récit. Ce qui se dresse peu à peu dans le corps des deux soeurs, c’est la nature d’un corps féminin qui a envie de se frotter à la saleté de ses appétits et de ses désirs, d'un corps qui serait, pleinement et monstrueusement, lui-même.


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