6 pour le fond, 10 pour la forme
(SPOILERS)
Même les cinéastes les plus téméraires le savent : priver le public de repères affectifs, il faut en avoir pour se le permettre. Tout jugement qualitatif mis à part, Terrence Malick se l'autorisait par moments dans "The Tree of life" en télescopant les remous d'une cellule familiale avec des images du monde à l'aube de sa création, sans plus aucun être humain comme référent à l'écran. Pas aussi cinglé ni ambitieux thématiquement, Alfonso Cuaron prend le pari de faire reposer son "Gravity" sur un seul lien affectif : celui que le public voudra bien entretenir ou non avec son duo de comédiens, vendeur de café et ex-Miss Detective à la ville. Les seconds rôles ? Immédiatement relégués au second plan, tel un vague prétexte pour lancer la machine "Gravity" dans sa course folle.
Etre juste lorsqu'on porte un jugement n'est pas un exercice facile. Dans le cas de "Gravity", cliffhanger permanent dont la simplicité d'écriture ne passera pas chez certains, comprendre que le fond existe avant tout pour laisser s'épanouir la forme est une preuve d'humilité mille fois récompensée.
Car dans toute sa démesure sensitive, le long-métrage a semble-t'il décidé d'évincer nos réflexes habituels. Ses recherches graphiques vont de pair avec celles sur nos possibles réactions. S'il est parfois maladroit et ridicule quand il veut être une oeuvre d'émotions, "Gravity" se montre d'un force inouïe tant qu'il reste une oeuvre de sensations. Du coup, les symboles que le cinéaste dissémine ci et là (l'héroïne en position fœtale, la marche finale en forme de renaissance, la présence brève de quelques figures religieuses majeures), il en fait autant de béquilles intellectuelles immédiatement jetées à l'eau par leur simplicité.
Le pari que fait et tient "Gravity" est celui de faire passer le maximum de toutes les réactions qu'il veut provoquer par sa mise en scène. Il n'est pas le premier du genre à s'y essayer mais là où le film de Cuaron mérite sa réputation, c'est dans son approche des outils à sa disposition pour guider les sens d'un public qu'il veut captif et comblé. Car contrairement à ce que l'on a pu lire depuis quelques mois, "Gravity" n'est pas un chef-d'oeuvre en 3D, mais bien un chef-d'oeuvre de 3D.
Comme si la richesse scénaristique des films de Chris Nolan n'était déjà plus nécessaire à l'implication du public du XXIème siècle, Cuaron décide d'avoir foi en la stéréoscopie autant que le papa de "Memento" en a eu dans sa plume. En d'autres termes : il va tenter de faire confiance aux sens du spectateur avec la même ambition que Nolan le faisait avec sa bonne volonté intellectuelle.
La scène d'introduction de Gravity, dans cette optique là, est sidérante : loin de vouloir évincer l'image de charmeur de Clooney, Cuaron l'intègre au récit avec un naturel confondant alors que nous sommes d'ores et déjà plongés au sein du cadre. D'une durée estomaquante, le plan d'introduction de "Gravity" s'impose une seconde après l'autre comme un monument de chorégraphie technologique, un festin visuel inédit et pourtant jamais ostentatoire. Le relief, ici, magnifie, intensifie et, c'est le cas de le dire, donne un volume, un poids extraordinaire à tous les détails qui peuplent notre champ visuel. Le tout en plan-séquence donc, histoire de nous faire, là encore, oublier les réflexes que les coupes de montage nous ont fait acquérir des décennies durant ; revoir pour ça la passionnante intro onirique d' "Inception", dont le montage alterné en définissait les principes narratifs).
Ce texte est déjà bien assez long (êtes-vous encore là d'ailleurs ?), et le poursuivre reviendrait à énumérer les nombreuses séquences où la fluidité surnaturelle de la caméra, alliée à une 3D réellement sublime, vient constamment stimuler la rétine du public avec le souci maladif de l'immerger au cœur de l'écran, quitte à oser quelques vues subjectives fascinantes.
Seul vrai bémol, quelques articulations narratives trop basiques et visibles : ah, ces russes, c'est toujours leur faute ! Et rêver de son collègue, quel meilleur moyen pour avoir un sursaut de génie ? Des maladresses toutefois moins embarrassantes que la minute canine de Sandra Bullock et sa discussion avec Clooney alors qu'il tente de la rassurer quand elle commence à manquer d'oxygène. Si l'enjeu est d'économiser, le silence aurait été le bienvenu et aurait renforcé le suspense de manière beaucoup plus vraisemblable...
Pour le reste, "Gravity" est hallucinant. Un peu bateau comme assertion mais quand un film rassasie à ce point votre envie de spectacle pur, on n'a simplement pas envie de jouer au plus malin. Plutôt celle de crier haut et fort que "Gravity", monumental morceau de cinéma balancé avec une foi aveugle à la face de son public, fait rimer avec une maestria insensée sens du spectacle et spectacle des sens.
Ainsi, mieux vaut ne pas se fier à une conclusion là encore ouvertement simple dans sa symbolique, ce qui fait courir Cuaron est la même chose qui motivait Cameron il y a quatre ans lorsqu'il filmait dans son "Avatar" la redécouverte des sensations de son héros : vous emporter, au sens le plus simple et le plus noble du terme.
Voir. Ecouter. Ressentir. S'immerger. Dit comme ça, ça n'a l'air de rien. Si vous avez la chance d'être biologiquement réceptif au voyage proposé par "Gravity", ces quatre mots ont peut-être pour vous un nouvel écho depuis que vous êtes sortis de la salle : la rue qui héberge votre cinéma paraît tout d'un coup bien fade, terne, si tristement réelle, si peu vectrice de sensations nouvelles. Un peu comme au retour d'un voyage sur Pandora...