Avec Grosse Freiheit, Sebastian Meise signe, d’un geste tant méticuleux que froid, une œuvre sur l’effet déshumanisant et aliénant des prisons. Les détenus, bien souvent enfermés pour d’absurdes raisons – comme le personnage principal, interné car il est homosexuel – n’accéderont pas à la rédemption souvent allouée aux prisonniers dans les films mainstream du genre.
1968 : Cachée derrière le miroir sans teint de toilettes publiques, une caméra de surveillance des forces de l’ordre allemandes capture des scènes de sensualité entre hommes. Acteur principal de toutes ces dernières, Hans Hoffmann passera alors une vingtaine de mois en prison, l’homosexualité étant encore illégale en Allemagne à cette période. Ce que les spectateurs sont alors rapidement menés à comprendre, c’est que ce n’est pas la première fois qu’il foule le sol d’une prison.
Cette prison, dans laquelle il se déplace avec aisance, est parsemée de visages qu’il connait – nous l’apprenons par le biais des dialogues – grâce à ses précédentes visites de l’institution. La narration se chargera alors de matérialiser les séjours antérieurs du personnage en prison en faisant usage d’un flashback nous menant en 1945, date de la première incarcération d’Hans. Déporté durant la seconde guerre mondiale à cause de son orientation sexuelle, il sera directement transféré en prison après l’armistice, et ce pour la même raison. Rebelote en 1957 : il ose s’afficher publiquement avec un autre homme et sera conséquemment enfermé. Dès lors, le long-métrage jongle entre ces trois années – 1945, 1957 et 1968 – pour explorer le lien qu’Hans entretient à une seule et même prison, à trois périodes différentes de sa vie.
L’un des remarquables parti-pris du film est alors de ne pas traiter son sujet de manière temporellement linéaire. Effectivement, les trois périodes d’enfermement sont mélangées, traitées en alternance, sans se soucier de leur ordre chronologique. Ce fait provoque alors plusieurs effets : tout d’abord, le sentiment d’évolution, de progrès – source de satisfaction pour les spectateurs bien souvent créé par l’aspect linéaire d’un récit – nous est retiré.
Ensuite, cette absence renseigne du rapport au temps tout à fait particulier qu’une prison impose à ses habitants. Car, dans le film de Meise, il semble, justement, ne pas y avoir de temps : ce lieu marginal, intentionnellement ostracisé, « hors des choses », n’est en rien un espace de changement, d’évolution. Cette observation est renforcée par l’inertie de l’apparat visuel de la prison, car, quelle que soit la date à laquelle nous nous trouvons, Meise la représentera toujours de la même manière. Elle garde toujours la même froideur, la même consternante immobilité. En prison, les reclus sont dans un état d’attente, cryogénisés, ils ne peuvent rien faire qui leur serait utile lorsqu’ils seront libérés. Le film représente alors avec brio cette condamnation à l’absence de l’expérience de soi et à l’occultation de tout type de progrès, inhérente à la vie en prison.
Si la froideur de ce film – tant dans sa mise en scène très calculée, dans son absence quasi-intégrale de couleurs chaudes, que dans le jeu très peu expressif de ses acteurs – participe d’un propos intéressant sur l’effet déshumanisant des prisons, celle-ci peut cependant être à double-tranchant. Car, collés deux heures durant à la pierre glacée des minuscules cellules de nos prisonniers, le sentiment d’inconfort que créé le dispositif du long-métrage peut perdre, rendre les spectateurs imperméables à l’œuvre. Fort heureusement, arrivés à la moitié du récit, le film nous octroie quelques doux moments d’échappatoire hors de prison, dans une nature estivale, bercés dans la chaleur d’un instant entre amoureux. Or, si Meise nous offre ce cadeau, c’est moins pour nous donner de l’espoir que pour nous rappeler, cruellement mais si justement, l’impossibilité pour les personnages d’accéder à nouveau à ce type d’instants.
A contrario de multiples films de prison mainstream, Grosse Freiheit ne donne en rien une vision romantique de l’univers carcéral. Ici, les lieux d’emprisonnement sont synonymes d’ennui, d’absence à soi, d’impossibilité du sentiment, et sont surtout des endroits qui ne nous rendent jamais vraiment notre liberté. Pour Hans, qui passera une écrasante partie de sa vie sous les verrous, la vie « normale » en société deviendra effrayante. La liberté ? Trop grosse, submergeante. Le retour à la prison semble inévitable.