De plus en plus, j'avoue revisionner la plupart des films plutôt que de perdre du temps dans un marécage de productions qui au mieux m'agacent ou, au pire, me donnent envie de brûler les rushes. Mais voilà, je l'ai trouvée. J'ai déniché ma perle de 2018, un road movie à la reconstitution parfaite qui nous embarque tellement que je n'ai même pas envie de mettre des mots dessus, l'enfermer dans une boîte et lui mettre des étiquettes (qui, au passage, ne pourraient être que bonnes). J'avais envie de le savourer encore, et de sourire, un peu bêtement certes, mais après tout, où est le mal?
Le réalisateur, bien loin de son univers habituel, nous transporte dans les années 1960, tout à la fois une époque insouciante et optimiste et un sale temps pour les noirs aux USA (entre autres...). Le contraste, qui se fait subtilement, géographiquement d'abord, dans le cercle restreint de New York, puis au fur et à mesure qu'on s'approche des états du sud, illustre bien son époque; ça roule pour les blancs, même pauvres, qui prennent ça avec un soupçon de légèreté, avec l'espoir que demain sera mieux, car ils sont libres, et d'un autre côté, les noirs, bafoués, souvent résignés malgré eux sous le poids de conventions inhumaines et abjectes. Le film, qui au départ peut laisser présager du pire, avec des personnages et des situations un poil caricaturales, a bien su exploiter sa trame de fond et tisser les fils de ce qui deviendra une toile parfaite.
Malgré cette composition bien travaillée, qui est bien moins anodine qu'elle n'en a l'air, car la fluidité du film parle d'elle-même, rien de tout cela n'aurait été possible sans les prestations à la fois riches et justes de Mahershala Ali et de Viggo Mortensen. Ces deux superbes acteurs habitent tellement leur personnage qu'ils nous font oublier les interprètes. Ils nous offrent toute une palette d'émotions sans que jamais cela ne sonne faux: retenue, grossièreté, compassion, maladresse, exaspération, tout est là. Sans oublier l'authenticité du personnage interprété par Linda Cardellini, la femme de Tony, et des acteurs secondaires qui sont toujours naturels.
Bien sûr le casting y est pour beaucoup, mais on devine aussi que Peter Farrelly leur a laissé la liberté de s'approprier la vie de ceux qu'ils incarnent. On ressent bien Mahershala Ali enfermé dans sa tour d'ivoire pour ne pas craquer, on comprend bien qu'il veuille sortir de sa zone de confort mais qu'il est loin du compte, on sait qu'il a besoin d'un ami finalement, même bourru, pour lui dire qu'il peut, lui aussi, exister. C'est sous-entendu, jamais vraiment appuyé, car plutôt que de nous asséner de dialogues trop démonstratifs, le réalisateur préfère souligner l'esprit de son film en mettant en avant quelques scènes, sublimes (comme celle des travailleurs noirs dans le champ), qui laissent s'exprimer toute la dissonance d'une époque prête à céder face à la modernité (qui n'a pas changé les mentalités mais qui a au moins permis d'abolir quelques lois immondes).
Parvenir à insuffler une telle candeur à des situations à la fois prévisibles et complexes, c'est déjà pas rien. Alors j'entends ce que les critiques lui reprochent : démago, caricatural, bien-pensant... Pour moi, ce sont d'autres mots pour bienveillant, émouvant, digne, réservé.
La narration, les dialogues, la retenue des situations souvent, les touches d'humour, la musique géniale, tout ça est livré avec générosité, et une pudeur toute particulière, qui confèrent à Green Book ce que, mesdames et messieurs, nous appelons la grâce.
Après, que voulez-vous, il y en aura toujours pour faire la gueule à un bon happy end.