Gabin achète les droits d'un livre paru 10 ans auparavant, contacte le producteur Raoul Ploquin et Grémillon hérite de la commande (avec Mireille Balin dans le paquet cadeau, pour refaire le couple de Pépé le Moko). Mais à l'inverse de tous les films de commande qu'il réalisait depuis l'échec de La Petite Lise, cette fois gros succès, surfant sur la mode de l'imaginaire colonial, avec beau spahi dont toutes les femmes sont amoureuses mais qui se fera piéger par une vénéneuse tentatrice.

Ces conventions ont bien sûr vieilli. Or Grémillon les bat en brèche grâce à la précision réaliste de la mise en scène, et tout d'abord l'inscription des personnages dans le décor, qu'il soit naturel (magnifiques lumières sur la baie de Cannes ou aux Buttes Chaumont) ou dans les vastes intérieurs tournés en Allemagne, qui exploitent à merveille la profondeur de champ (l'appartement où Gabin fait sa toilette au fond). Le film est passionnant pour ce duel entre le scénario (archétypes poussiéreux) et sa mise en scène qui au contraire singularise les corps. Les personnages s'extraient de leur gangue conventionnelle pour défendre vaillamment leur "bout de gras", chacun à sa place sur l'échiquier social.

Si le film ne figure pas au Panthéon des grands Grémillon c'est sans doute à cause des 10 dernières minutes, où le scénario force l'atrocité du personnage de Mireille Balin pour justifier le geste de Gabin. C'est d'autant plus dommage que jusqu'ici cette jeune femme avait toujours été montrée avec une objectivité hautement morale. Elle aime le luxe, a une mère à charge, hésite, se repend, rien que de très humain. Ce n'est pas elle qui trompe Gabin mais ce dernier qui se trompe lui-même car rien ne justifie, après la rencontre au Casino, qu'il rejoigne Balin à Paris avec des prérogatives d'amoureux - on est proche des délires d'orgueil incels.

Voilà la modernité de l'objectivité réaliste de Grémillon : filmer l'écart entre ce qu'on voit (une rencontre d'un soir) et ce que le personnage imagine (une passion). Ce qui fait de Gabin une sorte de grand masochiste à idée fixe, à l'instar des personnages obsessionnels de Truffaut, Adèle H ou L'homme qui aimait les femmes. Le film aurait pu retrouver l'étoffe des grands couples sado-maso de Sternberg, comme Morocco ou L'Ange bleu (dont c'est le même chef op') s'il n'y avait cette fin mélo, qui voudrait donner raison au criminel.

LunaParke
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