Critique de Hamaca Paraguaya par Marescal Lopez
Prix "un certain regard" au festival de Cannes 2006, ce film mérite largement le détour
le 16 mai 2016
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Il s'agit d'un travail érigé dans le cadre du cours Esthétique du Cinéma, pour Mr. Marchiori à l'Université Lumière Lyon II. Ce dernier consiste en l'analyse d'un film à l'esthéthique non-hégémonique.
[...]
Alors que le cinéma contemplatif prend une part de plus en plus importante dans le monde, à travers de nombreuses productions indépendantes, la réalisatrice Paz Encina, native d’Asuncion, la capitale du Paraguay, sort en 2006 son premier long-métrage, intitulé Hamaca Paraguaya (Le hamac paraguayen). Elle obtient quelques prix, comme le FIPRESCI, dans la sélection Un certain regard, au Festival de Cannes, ou encore le prix de l’âge d’or, décerné par la Cinémathèque royale de Belgique et le musée du Cinéma de Bruxelles. Un film qui, par ses qualités esthétiques marquées, su captiver le public occidental. Mais là où le film réussit véritablement à s’imposer comme un objet important, c’est sur son propre territoire, au Paraguay.
Pays d’Amérique Latine, situé entre l’Argentine, le Brésil et la Bolivie, le Paraguay possède comme langue officielle l’espagnol et le guarani, une langue provenant du dialecte indigène des tupi-guarani. Bien que peu reconnu, il s’agit d’une langue parlée par la majorité du pays. En 2006, Paz Encina prend la décision de réaliser son film entièrement en guarani, esquivant alors la possibilité d’être accueilli par un plus grand nombre d’interlocuteurs à l’international, en l’enregistrant en espagnol. De plus, le film marque aussi un moment important du cinéma paraguayen. En effet, il s’agit du premier film réalisé au Paraguay, par un Paraguayen, depuis 1978. Le dernier film en date s’intitule Cerro Cora. Il s’agit d’un long-métrage historique, réalisé par le secrétaire de l’information du Général Alfredo Stroessner, du gouvernement militaire du Paraguay . Le film prend place durant les derniers jours de la guerre de la triple alliance, mené par le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, contre le Paraguay, de 1864 à 1870. Un film de guerre historique, réalisé par Guillermo Vera, montrant scène de combat et soldat héroïques durant leurs faits d’armes.
Hamaca Paraguaya est un film historique, traitant d’un autre évènement important de l’histoire de son pays, mais le faisant d’une façon totalement différente que Cerro Cora. L’histoire du film se déroule durant la guerre du Chaco, de 1932 à 1935, conflit opposant le Paraguay à la Bolivie, se battant à propos du territoire du Gran Chaco suite à divers incompris quant à l’appartenance de la région. Le film de Paz Encina, tout comme celui de Guillermo Vera 30 ans plus tôt, traitent de l’histoire de leur nation, en se centrant sur la question de leur territoire, mettant en avant plusieurs aspects culturels qui leur sont propre, quitte à limiter la projection, la compréhension à l’international. Cependant, si le film de Paz Encina a eu plus de retentissement, c’est grâce à une prise de position esthétique en totale contradiction avec les rares productions passées de son pays, et même en contradiction avec une majorité des esthétiques hégémonique en place en occident.
Hamaca Paraguaya raconte l’histoire de Cándida (interprété par l’actrice Georgina Genes) et Ramón (interprété par l’acteur Ramón del Rio), deux parents attendant patiemment le retour de leur fils. Ce dernier est parti à la guerre du Chaco (conflit n’étant jamais cité comme tel dans le film). Ses aînés attendent en espérant que le pire n’est pas déjà arrivé. Ils perdent peu à peu espoir, se voilant la face au fur et à mesure que le film se déroule. Ils déplacent leur attente au cours du film sur d’autres objets :l’attente de la pluie, les aboiements du chien au loin. L’histoire se termine lorsque ses parents apprennent la mort de leur fils et la fin du conflit, clôturant ainsi leur attente, et laissant l’orage intervenir, les laissant dans l’incompréhension et la tristesse. Hamaca Paraguaya est un film qui prend la décision de traiter de la guerre sans jamais nous la montrer. C’est un film qui traite de l’attente dans sa forme la plus pure, se rapprochant beaucoup de cette forme de slow cinema, comme le présente les anglophones, prenant la décision de ne pas bouger son cadre, de laisser le plan vivre dans sa durée. Une durée que les acteurs éprouvent, que les spectateurs éprouvent.
[...]
En visionnant le film de Paz Encina, il y a une chose qui nous frappe directement : le plan du hamac revient onze fois, sur la trentaine de plans qui viennent composer le film. Sur sa durée, la moitié du film se consacre à filmer ce lieu, de façon statique et distante. On pourrait découper la structure du film en 5 parties. Tout d’abord, l’arrivée de Cándida et Ramón, dans l’obscurité matinale, pour y accrocher leur hamac entre deux arbres. Ils y discutent de choses banales, comme la pluie, le chien qui aboie, et de choses moins banales, comme leur fils parti à la guerre. Ensuite, après quinze minutes de film, le long-métrage de Paz Encina entre dans une seconde partie, elle-même découpé en deux parties, suivant chacune leur tour les parents du soldat, avec l’homme travaillant dans un champ de cannes à sucre et la femme s’occupant de rincer le linge dans une source d’eau naturelle. Vers la trentième minute, les personnages se redirigent afin de faire une pause sur leur hamac, dans une troisième partie. Ils échangent à nouveau sur leur fils, semblant en désaccord quant à la possibilité de son retour prochain. De plus, le chien ne semble plus aboyer. Vers la quarante-cinquième minute, Cándida et Ramón se séparent à nouveau, entamant la quatrième partie. Ramón part pour obtenir quelques nouvelles sur l’état du chien. Il découvre à ce moment, grâce au vétérinaire, que la guerre est finie depuis plusieurs jours. De son côté, Cándida travaille à côté d’un four. Elle est rejointe par un émissaire qui lui annonce la mort de son fils. Vers la première heure du film, le couple retourne une dernière fois au hamac, pour la dernière partie. Cette fois-ci, l’attente n’est plus de mise, mais les personnages restent encore assis, jusqu’à ce que le soleil soit parti, laissant les protagonistes dans l’obscurité.
Le film se déroule sur une journée, dont la longueur des plans et des séquences nous fait ressentir la temporalité, allant même jusqu’à éclaircir l’image en début de film, puis l’obscurcir à la fin. Le hamac est un point de rendez-vous pour le couple, qu’ils ne quittent uniquement pour aller au travail ou dormir. La répétition de l’apparition de ce plan provoque ainsi une forme de redondance, nous permettant de ressentir le quotidien de ces personnages. Le cadrage nous offre aussi une forme de distanciation avec les personnages. Plusieurs mètres les séparent de la caméra. Ils n’occupent qu’une petite partie de l’écran, n’étant d’ailleurs même pas centré . Cándida et Ramón se déplacent dans cette clairière, faisant office de scène quasi théâtrale, face au spectateur. Le film use d’une mise en scène proche du théâtre, par sa frontalité, rappelant par exemple le cinéma de Satyajit Ray avec Charulata (1964) où les personnages évoluent dans des lieux délimités par le cadre. C’est cette volonté de nous mettre face à la performance, celle de l’attente. Car même si les personnages effectuent des déplacements dans ce cadre, afin d’installer le hamac, ou simplement d’aller et venir à leur guise, ils passent la majorité de leur temps à l’écran à juste attendre. Une attente quasi statique, où l’on aperçoit parfois Cándida utiliser son éventail, éplucher des fruits, ou Ramón prendre son chapeau dans les mains. Il arrive même que les personnages se lèvent pour aller chercher du bois par terre, ou s’assurer que le hamac est bien accroché aux deux arbres. C’est dans la dernière partie, comme assommée par la réalité, que les gestes se font plus rares. De plus, les corps semblent plus rigides, là où les autres séquences nous présentaient un Ramón un peu plus avachi. A la fin, ils se tiennent droit, comme en plein rituel funéraire. Seule une bougie allumée dans la nuit, ainsi que leurs chemises blanches, nous permettent de le discerner dans l’obscurité, faisant de leur corps des fantômes. Pourtant, ce n’est pas eux qui ont trouvé la mort.
Comme évoqué en introduction, Hamaca Paraguaya se rapproche d’une esthétique dit du cinéma contemplatif, ou slow cinema. Une lenteur qui correspond à cette attente, offrant un film du tout quotidien, celui des paysans du Paraguay dans les années 30, dans lequel intervient en fond le véritable drame. D’une certaine manière, Paz Encina réutilise une structure de la redondance qui a déjà pu être aperçue chez d’autres cinéastes, comme avec le long-métrage Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975). Bien que plus long, le film de Chantal Akerman utilise aussi cette répétitivité, inscrite dans la vie d’une veuve bruxelloise et mère d’un enfant, afin de marquer le spectateur par le détail, mais aussi l’inscrire dans une forme de passivité. Chez Paz Encina, le procédé peut s’avérer assez similaire, à la différence près qu’il s’inscrit dans une culture non-occidentale. Ici, ce n’est pas la vaisselle faite au lavabo, mais la lessive nettoyée à même la rivière. Reste que les deux films utilisent des procédés filmographiques similaires. Le plus important est la notion de static frame, que Paul Schrader explicite dans Rethinking Transcendental Style (2018). [...] Il y définit quelques techniques propres à cette esthétique cinématographique, comme l’idée de static frame, cette image statique, qui selon le type de cadrage, vient pointer un objet (en gros plan), ou nous offre la liberté de parcourir l’image (plan d’ensemble, plan large). [...]
A locked-off camera position is often employed in conjunction with the long take. Paul Schrader
Par le terme long take, on pourrait vouloir parler de plan-séquence, mais ce n’est pas réellement ce que propose Paz Encina. En effet, la réalisatrice de Hamaca Paraguaya propose quelques effets de montage, notamment en recadrant ses personnages lors des séquences de travail, mais aussi par des contre-champs proposés lors des séquences de hamacs. De temps à autre, Paz Encina nous donne à voir le ciel et ses nuages, gris et imposant. Ces coupures viennent confirmer cette attente. C’est ce que regardent les personnages, attendant avec crainte la tombée de la pluie. Par leur aspect quasi abstrait, ces nuages semblent à la fois relater la peur et la prière des protagonistes. Ils contemplent l’immensité du ciel, attendant le retour d’un soldat probablement déjà mort. En nous montrant le ciel, c’est comme si l’image nous confirmé son décès. La crainte de la pluie, c’est la crainte de l’annonce du décès du fils. Pourtant, ils ne peuvent s’empêcher de le fixer, comme si cette réponse était finalement nécessaire pour qu’ils puissent poursuivre leur vie. Comme un deuil prématuré. Ce contre-champ devient l’écran que regardent les protagonistes qui, dans leur attente, contemplent le ciel.
Par ce plan central du hamac, Paz Encina établit une passerelle entre ses personnages et le spectateur. Les deux attendent et contemplent. L’attente nous permet d’imaginer, de créer notre propre vision. A travers ces nuages gris, on peut très bien venir projeter notre propre film, celui d’un conflit non représenté, ou le retour héroïque d’un enfant prodige. Cette attente pourrait aussi se traduire dans une forme d’ennui. Bien que le film ne dure pas plus d’1h15, la durée des plans nous fait éprouver un temps plus relatif. Pour Paul Schrader, l’ennui est un outil esthétique qui donne la possibilité à l’œil du spectateur de se raccrocher au moindre détail, d’en faire quelque chose de signifiant (la projection que peuvent proposer les contre-champ de nuage), de chercher à travers cet ennui un sens là où il n’y en a pas forcément. En utilisant cette esthétique de la lenteur, Paz Encina fait déjà un choix. Elle expose son spectateur à l’ennui, à l’attente, le transposant dans une temporalité pourtant réduite (une journée transposée dans une heure de film). Elle ne prend pas le parti de montrer simplement les évènements, mais décide de se concentrer sur ceux qui souffrent affectivement de la guerre. En cela déjà, elle s’éloigne d’un cinéma hégémonique.
En faisant le choix de faire parler ses personnages en guarani, la langue la plus parlée du Paraguay, Paz Encina ancre son récit sur un territoire on ne peut plus précis. Mais plus qu’un choix, c’est une revendication géopolitique. [...]
It is noteworthy that dialogue for Paraguayan films is usually written in Spanish by urbanites who do not have the type of fluency required to produce natural-sounding Guaraní conversations. The dialogue is then translated into Guaraní by linguists and Spanish subtitles are added. Eva Karene Romero
Le guarani est une langue qui semble pouvoir être correctement employée uniquement par la traduction, faisant ainsi de ce choix une prise de temps supplémentaire non négligeable, mais aussi un risque de diffusion. Faire le film en espagnol aurait permis une meilleure distribution, la possibilité pour le film d’être exporté sur d’autres territoires d’Amérique Latine comme le Mexique, le Pérou ou l’Argentine. Et pourtant, tout comme ont pu le faire certains réalisateurs (Zacharias Kunuk en tête, et son film Atanarjuat écrit en inuktitut), Paz Encina prend la décision de revendiquer cette appartenance, de revendiquer une certaine tradition afin de présenter ceux qui proviennent de la campagne Paraguayenne. Une volonté qui va au-delà du conflit présenté au cours du film, contre la Bolivie. C’est une façon de se présenter au monde comme une nation, un pays qui cherche à déployer sa propre esthétique culturelle au sein de son propre cinéma. Un cinéma qui cherche à renaître sous des traits plus indépendants. Un cinéma entièrement paraguayen, dont une esthétique hégémonique ne pourrait s’emparer. C’est faire du cinéma autrement pour s’imposer, montrer au monde l’existence du Paraguay.
Là où le film se distingue d’une esthétique hégémonique occidentale, c’est par sa façon de capter les voix de ses protagonistes. En effet, le film semble opérer une captation qui relève du studio, de l’indirect, à la manière des films de la nouvelle vague française. Ces enregistrements retardés se manifestent de deux façons au cours du film. Tout d’abord, et pour revenir sur le plan du hamac (parce qu’il occupe bien la majorité du long-métrage), il s’agit de voir qu’à aucun moment, les deux personnages principaux ne semblent bouger les lèvres. Certes, nos deux protagonistes étant loin de l’objectif, il est difficile d’affirmer ces points. Bien que le cadre laisse beaucoup d’air au-dessus d’eux, ces derniers pourraient très bien porter un micro-cravate. Il s’agit pourtant bien de Voice Over, qui font presque office de pensées, parfois tout droit sorties d’un autre temps, d’un autre jour. Les séquences où Cándida et Ramón sont séparés permettent d’approuver cette impression, offrant quelques gros plans sur leur visage, statique, n’ouvrant jamais la bouche, alors que le flot de parole continue d’être déversé.
Nobody speaks: all are spoken to by the polyphony of memory that has too many voices. Ticio Escobar et Daniel Patrick Rodriguez
[...] Les protagonistes semblent échanger à travers leurs pensées, comme par télépathie. Tout semble se mélanger. Parfois, ils donnent l’impression de simplement se souvenir de certaines conversations, qui continuent avec le temps à travailleur leur conscience. L’exemple le plus parlant de cette impression n’est autre que la première séquence de travail, là où Ramón travaille dans le champ de canne à sucre, et où Cándida s’occupe du linge.
Dans un plan large, Paz Encina filme le père au travail, s’occupant de couper les feuilles des cannes à sucre. A ce moment, la voix over du fils intervient. En réponse, celle du père. D’un temps passé ? Ou un présent répondant à travers le temps ? Paz Encina vient superposer ce dialogue, celui d’avant-guerre, à l’image d’un Ramón au travail. Cette conversation, c’est ce qui l’anime, le tracasse jour après jour. C’est celle d’un départ. Dans un cadre toujours fixe, l’acteur n’hésite pas à bouger, se déplacer. Le fils préfère le prévenir du pire. C’est lorsqu’il sort du cadre que son père lui demande de se battre jusqu’au bout, et surtout de revenir. Le dialogue continue sur un plan vide, où seuls les troncs de cannes à sucre éparpillés au sol offrent quelque chose à regarder. Tout est fixe. La voix du père annonce que la guerre ne durera pas longtemps. Par son absence dans le champ, il semble refléter le déni, celui de la vérité. Le fils lui demande alors ce qu’il se passerait s’il venait à mourir au combat. Pas de réponse. Juste l’attente. Une fois le père de retour à l’écran, Paz Encina coupe le plan pour raccorder avec un rapproché du père, mais de dos. Celui-ci a foi en son fils, ne préférant pas prévoir le pire. Il n’ose plus regarder dans la direction de la caméra, comme s’il détournait son regard de celui de son fils.
Avec Cándida, le discours est différent. Là où le père espère, la mère reste dans une optique pessimiste. Le fils cherche alors à la rassurer, lui promettant qu’il sera de retour. Le cadre fixe, présente aussi son personnage sur son lieu de travail, avec beaucoup de recul, la filmant de dos. Un gros plan vient aussi la recadrer, se rapprochant de ses inquiétudes. Avec quatre plans, Paz Encina explicite les inquiétudes des personnages, et leur positionnement vis-à-vis du départ de leur fils. L’un vit dans le déni, l’autre dans la fatalité. C’est par ce changement très radical du cadre, du plan large au gros plan, que la réalisatrice nous rapproche de ses personnages, laissant toujours une distance en les filmant de dos. Cela permet de nous offrir une seconde lecture à leurs pensées, en contradiction avec leurs mots.
Paz Encina fait surtout exister leur voix, leurs corps, celle de paysans, au travail somme toute sommaire, mais qui demande réparation, qui cherche à protéger leur fils, espérant son retour. En utilisant en plus le guarani, Paz Encina ne redonne pas leur place à de simples parents. Même si leur sujet peut être compris universellement, c’est bien ici l’histoire de parents paraguayen, attendant le retour de leur fils parti à la guerre du Chaco, que l’on regarde. En arrivant sur un terrain vague de cinéma, Paz Encina propose de donner de la visibilité au peuple, et non aux héros de guerre, comme avait pu le présenter le film Cerro Cora. Elle prend l’initiative de créer un cinéma dans lequel les figurants sont mis en avant. C’est l’idée qu’explicite Georges Didi-Huberman dans son ouvrage Peuples exposés, peuples figurants, à savoir la mise en avant d’une population oubliée du grand cinéma. Ce sont ceux qui attendent le retour des soldats. Ceux qui sont les figurants d’un cinéma hégémonique occidental.
Le film cherche aussi à créer toute une ambiance sonore autour de ces mots. Un fond sonore qui régit la narration. En effet, lorsqu’il est question du chien, jamais celui-ci ne sera visible. On n’entend uniquement ses jappements dans le lointain. Quand celui n’aboie plus, tout le monde s’inquiète. L’absence des sons raconte bien plus que les mots. C’est le chien du fils, la dernière chose que les parents possèdent de lui. Un élément plus qu’important que l’on ne montre jamais. Les bruits de l’orage sont aussi capitaux. Bien que certains contre-champs nous présentent le ciel nuageux et menaçant, seul le son nous révèle son danger, sa proximité. C’est lors du générique que les sons de pluies sont perceptibles, comme la tristesse des parents qui ne nous est pas montrée directement. Car à aucun moment la pluie n’est visible. On ne voit même pas un éclair. Mais on reste dans la certitude que tout ce que l’on entend se déroule en direct. Ce sont les paroles, les mots entendus, qui viennent mettre en doute toute la temporalité du film. Rajouté à cela l’attente que le film procure, et le spectateur ne sait plus forcément ce que les personnages disent, eux qui reviennent sur certaines boucles de parole. Paz Encina crée une temporalité unique, autant par le son que l’image. Elle nous laisse dans le doute, donnant l’impression que cette journée se multiplie. Comme si au final le film venait narrer le ressenti des parents sur plusieurs semaines. On entend les paroles de différents jours, le son de différents mois, regroupé dans une heure de film. Tout se perd, se mélange dans la confusion, créant ainsi une esthétique rare, servant un but précis, l’attente.
Là où le film de Paz Encina impose un enjeu géopolitique, c’est par son refus de filmer le conflit, et cela par différents procédés. La séquence qui illustre le plus cette volonté, ce sont les deux moments de révélations que subissent Cándida et Ramón en fin de film. D’un côté, c’est le père qui, partit voir Don Jacinto, le vétérinaire, apprend que la guerre est finie. [...]
Nous avons vaincus les Boliviens.
L’une de seules lignes de texte qui permet réellement de se placer dans le temps, et de comprendre qu’il s’agit de la guerre du Chaco. La guerre a fini deux jours plus tôt, le 14 juin. De l’autre côté, la mère attend près d’un four. Un homme intervient alors, hors-champ. Cándida tourne légèrement la tête en direction des bords du cadre. Elle semble réagir à un présent, mais lorsqu’elle parle, ses lèvres ne bougent toujours pas, comme si elle réfléchissait à un passé. Son interlocuteur n’est autre qu’un émissaire, tout droit revenu de la guerre. Il cherche la famille de Máximo Caballero. Cándida insiste sur le fait que son fils s’appelle Máximo Ramón Caballero. Comme si elle connaissait la suite, elle refuse et continue de croire à une erreur. Car ce qu’annonce l’émissaire, c’est bien le décès de Máximo Caballero. Cándida reste alors debout, immobile et silencieuse, puis continue à nier, rappelant le nom complet de son fils. Tout comme pour la séquence du père, Paz Encina vient effectuer un montage similaire, comparatif. Le personnage se déplace, apprend la nouvelle, puis s’assoit à nouveau. Ensuite, l’image passe d’un plan d’ensemble, comprenant une large partie du terrain sur lequel se déplace le personnage, puis passe à un plan large, prenant l’acteur de la tête au pied, assis sur une chaise. Un cadrage plus resserré, filmant le regard perdu du personnage, immobile, attentif. L’émissaire apporte une preuve matérielle du décès du fils, avec un de ses vêtements, comportant le trou de la balle qui l’a tué. Le montage de Paz Encina offre alors un troisième saut d’image pour pointer sur la non-réaction de la mère. C’est avec un gros plan, le premier cadre serré du film, que la réalisatrice vient présenter en détails les traits de visage de la mère, de profil. Le regard pointé vers le sol, elle reste négative quant au décès de son fils. Le deuil reste l’un des points centraux du film. Ici, c’est celui d’un deuil prématuré, se faisant dans une attente désespérée, et qui, une fois confirmé, semble impossible aux yeux des parents. C’est la première étape du deuil, le déni, comme le précise Elisabeth Kübler-Ross dans son livre On Death and Dying, une phase dans laquelle Cándida est absente, perdue dans ses pensées. Elle se déconnecte de la réalité, du présent. C’est pour cela que Paz Encina l’isole au fur et à mesure par son cadrage. Dans un geste de colère, elle jette un bout de bois dans les flammes, comme jetant l’information reçue. Ensuite, par un montage alterné, le film vient offrir une comparaison avec Ramón, lui offrant ainsi son gros plan. Les deux personnages sont mis à égalité comme si par l’échange de leurs pensées, le père avait compris ce que la mère refusait d’apprendre. En revenant sur le cadrage de la mère, celle-ci relève son regard, commençant petit à petit à accepter la dure réalité. Par ailleurs, le ton opaque du jeu, voir non-jeu de l’acteur, nous laisse éprouver une forme de mystère. Les émotions sont amoindries, autant dans la voix que les traits de visages des parents, n’oscillant à peine dans la durée du plan. Seuls des gestes, des regards, viennent souligner les réactions émotives du texte. Le jeu opaque permet une distance afin d’observer le corps et d’y interpréter nos ressentis. Par son amoindrissement, le moindre geste devient beaucoup plus qu’il ne l’est. La durée des plans vient appuyer sur ce point.
Durant les deux séquences, il est important de voir que les deux interlocuteurs sont absents de l’image. L’émissaire, le vétérinaire, même le fils, lorsque l’on entendait sa voix, était absent. Toute preuve d’une guerre par sa matérialité, qu’il s’agisse de la preuve de l’émissaire, où rien qu’une amorce sur ce dernier par le cadrage, est effacé du film. Il n’y a que le son, la parole, pour nous prouver son existence. Paz Encina refuse d’en filmer la trace, la tangibilité d’un conflit. C’est cette absence qui pousse à réfléchir que la réalisatrice pose un regard différent. Un véritable regard anti-guerre. Mais qu’est-ce que ce regard ? Qu’est-ce qu’un film anti-guerre ? On pourrait penser que des films comme La Ligne Rouge (1998) de Terrence Malick, Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola ou encore Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick, critiquent la guerre par des représentations contestataires, notamment sur des interventions américaines au Vietnam ou dans le Pacifique, la façon dont les soldats éprouvent le combat ou la façon dont ils détruisent un territoire. Cependant, en faisant de la guerre l’objet même du film, en filmant le conflit, ces films font de la guerre un objet artistique. En travaillant une mise en scène du combat, proposant toujours plus d’effets spectaculaires, ces films font de la guerre un spectacle, un divertissement. L’aspect est encore plus reprochable dans le domaine artistique du jeu vidéo. Faire un jeu de guerre en critiquant divers conflits, comme le fait le titre Spec Ops : The Line (Yager Development, 2012) en reprenant la trame narrative du livre de Joseph Conrad est en soi tout à fait louable. En mettant le joueur dans certaines situations contestables, il vient présenter le côté immorale de la guerre, et l’impact qu’elle peut avoir sur les populations environnantes. Mais en faisant du cœur de l’expérience un enchaînement de scènes de combat, en montrant un ensemble de matériel militaire, ou de discussion stratégique, le jeu promeut une certaine vision divertissante de la guerre. Un film ou un jeu de guerre peut avoir des valeurs pacifistes, présentant les aspects négatifs de la chose, mais promeut toujours un certain visuel militaire. Paz Encina, en refusant de filmer l’émissaire, refuse de montrer l’homme militaire. Elle propose l’inverse de ce qu’avait pu faire le film paraguayen précédent, Cerro Cora, qui n’hésitait pas à montrer de grandes charges de cavalerie héroïque. Un film qui, rappelons-nous, avait été réalisé par le gouvernement militaire du Paraguay dans les années 70. Paz Encina enlève donc une certaine magnification de la guerre, en refusant totalement son esthétique. Pourtant, elle traite du conflit. Elle en traite à travers quelques phrases, mais surtout à travers la mémoire de tout un pays, d’une culture. La petite histoire face à la grande. C’est ce scénario, tournant autour des parents d’un soldat, attendant son retour, qui vient raconter cette volonté de mettre un terme aux conflits armées. Ce sont les inquiétudes traversées par les protagonistes, leur désespoir en fin de film, qui montre l’affect que l’Histoire peut créer sur leur histoire. L’histoire des figurants. Et encore, le figurant se rapproche plus du soldat, celui qui agit au loin dans le cadre. Ici, on met au premier plan les parents du figurant, ceux qui sont cités dans quelques lignes de texte. En créant ce zoom à travers l’Histoire, Paz Encina inverse la tangente, traitant de la douleur des parents paraguayen, mais aussi ceux du monde entier, plutôt que de la douleur des héros de guerre. Ces parents qui crient « Stop » ! Ce sont eux qui gardent un semblant de vie quotidienne paisible, que la guerre ne contamine que par des mots, voire des sons, comme l’orage qui peut rappeler le son des explosions. En cela, Paz Encina propose un véritable film anti-guerre, comme on devrait l’entendre aujourd’hui. Un film qui ne représente pas la guerre, mais la critique. Ce sont des films comme ceux de la Nouvelle Vague française, Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard (1963), ou ceux des Américains qui l’ont imité, Greetings de Brian de Palma (1968). Une réponse réellement critique envers les conflits, tels qu’ils soient, en présentant une temporalité différente, plus lente, à l’opposé de la dynamique d’action que crée un film de guerre.
Par sa simple existence, le film Hamaca Paraguaya vient réveiller une cinématographie paraguayenne endormie depuis des décennies. Paz Encina est venue proposer une esthétique de la contemplation, tranchant drastiquement avec une esthétique hégémonique occidentale. Elle propose surtout une approche différente, plus contestataire de la guerre, en évitant de la filmer, cachant tout ce qui s’en rapproche par l’hors-champ. La réalisatrice paraguayenne préfère amener son spectateur dans le quotidien de paysans, ceux qui dialoguent dans leur langue natale, le guarani, et qui ne font qu’attendre, une bonne partie du film, sur un hamac. Une attente qui se déplie par une distorsion du temps, accueillant autant les pensées du passé, que celle du présent. Un temps flou qui permet la réflexion, celle sur la guerre, l’utilité du conflit, quel qu’il soit , et sur la souffrance que vivent les parents des figurants, ceux qui n’attendent que le retour de leur progéniture, de ceux pour qui ils ont tous donné. Par sa conception, son écriture, Hamaca Paraguaya présente autant l’histoire bien précise d’un pays, par des détails culturels, allant de la langue aux types de travaux effectués (champ de canne à sucre), que l’histoire de milliers de parents à travers le monde, relié par cette simple idée de l’attente, du deuil et de la colère face à la guerre. Paz Encina s’oppose ainsi à une cinématographie nationale qui tendait d’abord vers les productions du gouvernement militaire. Ici, c’est une production indépendante, coproduit notamment par l’Allemagne, l’Argentine, l’Autriche, la France et les Pays-Bas. Une production qui prend le risque d’être celle qui guidera les suivantes.
Par la suite, Paz Encina réalisera un second long-métrage en 2016, Ejercicios de memoria, et un troisième en 2022, Eami. Le premier conte l’histoire véridique de Agustín Goiburú, opposant au dictateur Alfredo Stroessner, par le regard de ses enfants. Le deuxième traite du peuple Ayoreo Totobiegosode, menacé par l’envahisseur blanc. Deux films qui continuent d’explorer l’Histoire du Paraguay, dans ses évènements les plus tragiques. Deux films qui semblent continuer cette approche d’un cinéma contemplatif par une approche du plan statique. Une approche qui peut sembler tout d’un coup plus auteuriste que représentative d’une esthétique nationale. Après Hamaca Paraguaya, quelques cinéastes ont suivi la marche entrouverte par Paz Encina, réalisant à leur tour des produits filmiques purement paraguayen. On peut notamment noter le documentaire de Ramiro Gómez, Tierra Roja, sorti en 2006, suivant la vie de quatre familles, deux paysannes et deux indigènes, sur les terres rurales du Paraguay. Quelques cinéastes ont aussi réalisé leur documentaires à propos de leur pays, comme Renate Costa Perdomo (Cuchillo de Palo (108), 2011), Arami Ullón (Apenas el sol, 2020) ou encore Mauricio Rial Banti (Tren Paraguay, 2010). Parmi les films de fiction, on peut noter Las Herederas (Marcelo Martinessi, 2018), 7 Cajas (Juan Carlos Maneglia et Tana Schémbori, 2012) et Los Buscadores (Juan Carlos Maneglia et Tana Schémbori, 2017). La liste reste assez courte contrairement à d’autres productions d’Amérique Latine, comme le Pérou ou même la Bolivie. Il s’agit de films aux esthétiques assez différentes, cherchant parfois l’esthétique du film d’aventure ou celui du thriller. Au final, un cinéma qui ne semble pas tant avoir suivi les pas de Paz Encina, si ce n’est du côté du documentaire. Mais c’est bien Paz Encina qui a ouvert la possibilité d’un cinéma paraguayen, réalisé par son peuple. Elle a montré que c’était possible. Dans un interview donné au Monde, le réalisateur Marcelo Martinessi déplore la difficulté pour l’industrie du cinéma au Paraguay à trouver des financements. La plupart des films paraguayen sont financés à l’étranger, notamment en France, comme Hamaca Paraguaya ayant notamment eu l’aide de Arte. C’est en partie à cause de la dictature d’Alfredo Stroessner (entre 1954 et 1989) et du coup d’ État de 2012 que le pays a tant de mal à stabiliser son industrie. L’ancien président Fernando Lugo avait notamment réclamé de Marcelo Martinessi qu’il se charge de mettre en place la première télévision publique du pays, dirigée jusqu’au coup d’ État. Désormais, certains réalisateurs continuent de se battre pour un cinéma paraguayen, après que Paz Encina a ouvert la porte, autant pour des films plus classiques, que pour une esthétique non-hégémonique, ouvrant de nombreuses possibilités pour un pays à la culture cinématographique encore naissante.
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le 6 déc. 2022
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le 8 févr. 2024
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le 11 juin 2023
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le 4 oct. 2019
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le 20 mai 2018
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