Olivier a une quarantaine d'années lorsqu'il décide de s'offrir sur un plateau le monument shakespearien. Pour cela : une production digne de ce nom (budget 500 000 £ : source IMDB), son nom à la réalisation, et bien sûr le rôle titre. Olivier fait des choix en direction d'une lecture oedipienne de la pièce (à la même époque, Ernest Jones, disciple de Freud, écrit son "Hamlet et Œdipe") : notamment celui de faire jouer le rôle de la mère par une actrice plus jeune que lui. Ce choix sera le bon car le film et l'interprète/réalisateur vont déployer tous leurs talents au service de cette vision qualifiée de psychologisante, mais pas prise de tête pour un sou
Au contraire la réussite absolue de ce Hamlet est de restituer par des moyens cinématographiques l'enfermement d'un homme dans sa pensée, une pensée monomaniaque avec laquelle il croit jouer mais dont il est le jouet. Un plan, avant le fameux monologue "To be...", l'illustre parfaitement, où la caméra comme descendue du ciel plonge sur Olivier, de dos, avec au dessous de lui la mer écumante. L'utilisation de la voix off, notamment au milieu du monologue, n'y est pas non plus étrangère : au moment de "to sleep, to die..." Olivier ferme les yeux comme résonnent quelques accords tout droit sortis d'un concerto chostakovien. La voix off associée à la musique et le jeu d'Olivier sont encore plus forts lors du monologue qui précède, à l'issue de la scène de réjouissances qui marque la présentation du nouveau roi, Claudius. La caméra descend également de très haut pour saisir Hamlet, avachi, dans l'espace que quittent les courtisans. On passe alors à un très gros plan du visage d'Olivier et l'utilisation de cette voix off sur ce visage silencieux, entièrement tourné vers l'expression de la douleur et des émotions véhiculées par le texte, donne à la scène une très grande force et en fait un moment essentiel du film.
Essentiels aussi le décor, la lumière, la caméra utilisés ensemble dans un accord total. La caméra par exemple se déplace à certains moments (climax, grandes scènes d'introduction ou de conclusion) dans cette architecture noire, labyrinthique, de haut en bas, dans tous les sens, comme "hantée" elle-même par le point de vue du fantôme. Un trouble agite presque constamment les repères entre trompe l'œil et architecture réelle. Ainsi cet enchaînement stupéfiant entre la fin de la scène de "rupture" entre Hamlet et Ophélie, et le grand monologue : la caméra s'éloigne d'une Ophélie à terre, implorante, pour s'élever et tournoyer le long des marches qui mènent au donjon, récupérant en chemin l'image d'Ophélie, toujours dans la position où nous l'avions laissée mais comme écrasée par la distance et la masse de pierre, pour la perdre à nouveau et déboucher comme à bout de souffle sur le ciel et l'espace ouvert. Le décor, imposant et favorisant la profondeur de champ, est toujours écrasant, absorbé par la verticalité des colonnes et celle du rocher sorti de la mer sur lequel le château est construit.
Malgré des rapprochements certains, on ne peut toutefois pas appliquer au style du film le qualificatif d'expressionniste ni le confondre avec celui d'un Orson Welles (dont le Macbeth est contemporain, 1948). Olivier garde un sens de la mise en scène et du découpage très classique, qui privilégie la structure des scènes et leur fluidité. C'est pourquoi ses audaces dans le film sont toujours "autorisées" par son surmoi d'interprète. L'extraordinaire est ici qu'il parvient à ne pas les brider, tout en arrivant à une maîtrise qui ne lui donne rien à envier à des cinéastes de la trempe de Welles. Pour finir : un des héritiers revendiqués du film est Roman Polanski. Roman, si tu as un profil SC, manifeste toi !
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