Il ne faudrait surtout pas chercher à comparer Hannibal au Silence des agneaux. Certes, il lui emprunte forcément les mêmes personnages-clés, mais tout à l’inverse du thriller purement psychologique de Jonathan Demme, Ridley Scott a préféré mettre en scène un opéra de jais, démesuré et brillant (et écrit comme tel par Thomas Harris), presque une farce qui s’inspirerait beaucoup de l’art grotesque et allant, audacieuse, jusqu’à l’extrême de sa folie lors d’un mémorable final culinaire et macabre, incroyable scène fantasque qui n’est pas sans rappeler celle du chef-d’œuvre de Peter Greenaway, Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, et qui voit, elle aussi, l’ennemi désigné obligé de déguster la chair symbolique.
Inauguré, placé sous le sceau de l’insane et de l’effrayant, Hannibal revisite à sa manière les contes pour enfants (La Belle et la Bête en particulier), oniriques et sombres comme ils se doivent, faits de palais (Florence) et de forêt (le domaine de Mason Verger), de monstres (Verger, Hannibal, les sangliers) et de princesse en danger (Clarice). Le film s’ouvre à la façon d’une ancienne et terrifiante légende à raconter à des enfants qui ne voudraient pas dormir, exposant frontalement le visage difforme et fascinant de Mason Verger, quatrième victime de Lecter (et la seule à avoir survécu) décidée à se venger du psychiatre cannibale en une horrible cérémonie (le faire dévorer vivant par une horde de sangliers sauvages).
Aux origines identiques, remontées, du Silence des agneaux, deux représentations du Mal se confrontent une nouvelle fois, l’une abominable et révoltante (Buffalo Bill, chimère qui se rêverait papillon, ou Mason Verger, pédophile SM repenti), l’autre attirante et séduisante (Lecter, mondain, drôle et érudit), cette dernière s’inscrivant dans une longue tradition de croque-mitaines légendaires (Leatherface, Freddy Krueger, Jason Voorhees…) dont l’esprit raffole en un plaisir gourmand, totalement secret, et de créatures supra abominables aussi, complexes et plus fascinantes, in fine, que les si vertueuses "figures du Bien".
À la noirceur des situations et des actes s’oppose, sans cesse, l’élégance de la mise en scène et le faste, la beauté des décors visités, le spectateur déambulant, ravi, soit dans le château de Verger, soit dans les rues de Florence… Et c’est elle, Florence la somptueuse, qui semble avoir droit à toutes les attentions, à tous les égards d’un Scott soudain énamouré. Florence filmée, magnifiée, vantée comme le serait un personnage à part entière dont on se serait épris alors, tombé follement amoureux, sans crier gare et pour d’innombrables siècles.
Magnifiquement mise en lumières (la photographie de John Mathieson est admirable), la cité toscane paraît se révéler, se donner à nos yeux telle une souveraine enfin conquise, amante riche et féconde révélant ses multiples charmes et trésors à chaque coin de rue, à chaque façade de palais, de villas, de monuments, et à ceux encore sachant s’y abandonner sans craindre (ni ignorer) le grand méchant loup qui rôde alentour, dans les ombres et les maisons. De ces écrins gracieux, la relation Lecter/Starling s’épanouie, s’étend de nouvelles et exclusives dimensions (et cela demeure plus évident encore dans le roman, disparaissant tous deux à la fin et devenant "un couple" entraperçu, un soir d’été, sur les marches de l’opéra de Buenos Aires), Lecter nourrissant à l’égard de Clarice, éventuellement vierge ou asexuée, une attirance qui oscille constamment entre paternalisme protecteur (rapport au père défunt) et pulsion sexuelle refoulée (rapport à l’amant désiré). Pour chacun, il s’agit en tout cas de protéger et de sauver l’autre, tout en étant prêt à le (à se) sacrifier.
Esthète maléfique tel un Nosferatu ivre de culture, de raffinement et de sang, Lecter, toujours aussi insaisissable, aiguise ses cruels et nouveaux appétits au fil de péripéties qui font de lui un prédateur redoutable n’ayant que la médiocrité comme seule et éternelle ennemie. Le film est une symphonie, une messe noire. Il a la majesté d’une peinture baroque et chaotique exaltant les atrocités de l’Homme et des Dieux, et aussi les amours impossibles de deux êtres que tout sépare tels Tristan et Iseult, Orphée et Eurydice, mais réunis enfin à la faveur des bouleversements de leur monde desquels résonnent, à jamais, les inoubliables et délicates Variations Goldberg de Bach.