L'inconfort et la souffrance physique, lorsqu'ils sont acceptés et maîtrisés, sont un formidable réservoir de vitalité. Nos sociétés aseptisées l'ont de longue date oublié ; choyé, bercé et cajolé de sa naissance à sa mort, l'homme se vautre dans un confort où les stimulations qui l'entourent ne sont plus que superficielles. Il se sent moins vivre, forcément, lui qui est placé dans un corps dont les émotions ne sont primairement que le produit et le jouet d'une nécessité de survivre, des messagers par lesquels le corps se met lui-même en mouvement. Cette nécessité abolie, les émotions se font moins intenses et l'homme s'étiole, cherchant à retrouver cette intensité disparue par des moyens artificiels qui ne peuvent raviver la flamme de la vie épurée pour laquelle est toujours dessiné un être qui n'a biologiquement que très peu évolué le long de son incroyable expansion culturelle.
Ces hommes, au contact de notre rude mère nature, n'ont pas oublié ce qu'était la vie et ce que, par notre faute, elle ne redeviendra bientôt jamais plus. Ce contact disparu avec des forces souveraines qui instillent la peur mais laissent en nous le germe de la vie, l'homme moderne a bien tenté de lui trouver quelques succédanés ; l'art en est sans doute le moins glorieux, réservé aux solitaires qui tentent de troquer la profondeur contre l'étendue, de ressentir par tous les pores de leur talent, d'iriser leur monde d'une infinité d'étincelles dont la coloration est censée faire oublier le néant. Car de chaleur véritable, il n'y en aura jamais autant que dans celle du brasier de nos peurs et de nos douleurs physiques, de la satisfaction de les surmonter et de s’accommoder de leur présence. Une vie rude mais viable est saine parce qu'elle ne délivre que des douleurs honnêtes et tangibles, des douleurs auxquelles il existe une réponse immédiate et qui n'ont rien du masque illisible et criard des supplices psychologiques qu'ont pu inventer nos sociétés excessivement intellectuelles et que l'art entretient autant qu'il en offre un panorama. Je ne condamne pas en bloc les chef-d’œuvres de l'humanité, la question étant trop vaste pour être balayée d'un revers de main. Il me semble, cependant, que l'art arrive toujours trop tard. L'artiste, quelque part, n'est sans doute pas grand chose de plus qu'un trappeur manqué.