On pourrait reprocher à Lost Highway l'irréalité dans laquelle il s'enferme, par une intrigue construite comme un ruban de Möbius sur laquelle le temps et l'espace tels qu'ils sont d'ordinaire perçus n'ont absolument aucune prise. Ce serait un peu vite oublier que ce dédale mental cherche à raconter, plus qu'une simple histoire de crime passionnel, l'infinie irrésolution des sentiments qui engendrent de tels actes, la détresse impuissante de l'homme dans sa quête de possession de la femme. De Lost Highway, sentier interminable de la perdition, ne demeure plus qu'un tronçon d'autoroute à jamais répété et qui ne mène nulle part.
Le pire, c'est que l'enfermement ne vient même pas d'un récit à jamais voué à se répéter par des processus ataviques, il vient de la cause bien plus profonde de ce que ce récit n'a ni début ni fin, et n'en aura jamais, poursuite de ce qui n'existe pas à travers des routes qu'on ne peut même pas parcourir. Et cette sensation d'une irréalité vide seulement peuplée de la cauchemardesque certitude de devoir ressentir (les personnages, impuissants, n'en sont pas moins passionnés, et le spectateur, que Lynch fait entrer dans le récit par le biais voyeur des enregistrements vidéo, met naturellement une ardeur inappropriée à démêler les nœuds du canevas) ; cette sensation, donc, le réalisateur la transmet petit à petit à tout un imaginaire de cinéma (le sien comme le cinéma américain en général) qu'il dévide avec cruauté, le soumettant de façon implacable à la même irréalité, le privant de sens et le laissant aux seules mains des désirs charnels exacerbés qui tissent chacun de ses embranchements.
S'il est une boucle ou une spirale, ce grand classique d'un maître du cinéma américain s'anime petit à petit sous la forme d'un serpent, d'un être plus vivant que tous ses personnages et que tous ses mécanismes, qui se repaît toujours plus des sensations avec lesquelles on tente en vain de l'éclairer et prend le pas sur tout, dans un spectacle macabre et insensément puissant.