Tout d'abord, c'est très pauvre d'un point de vue scientifique (comparez donc La domination masculine avec un livre de Lévi-Strauss, par exemple), car construit à partir du seul exemple de la société kabyle et très expéditif quant à l'évacuation de tout ce qui s'oppose à la thèse défendue - le rôle de la biologie est complètement shunté, de façon tout à fait arbitraire. Il n'en reste pourtant pas moins que les taux hormonaux, qui sont bien connus de n'importe qui pour varier fortement d'un sexe à l'autre, le sont aussi pour influer nettement sur des paramètres comme l'agressivité ou la propension à prendre des risques. Il n'en reste pas moins non plus que les différences morphologiques demeurent entre hommes et femmes, et que même débarrassées de tout l'appareil symbolique dont les sociétés et les cultures humaines les ont recouvertes pour effectuer la scission idéale entre les deux sexes (au bénéfice de l'un, c'est entendu), ces différences devraient selon toute vraisemblance conduire à une appréciation différente de soi entre hommes et femmes même dans l'hypothèse d'humains laissés aux mains de l'état de nature.
Ainsi, si Bourdieu m'aura clairement ouvert les yeux sur le caractère construit de certains traits rattachés à ma "nature" masculine ou à celle du sexe opposé, d'autres me paraissent inaliénables des déterminismes biologiques. Essentialisme et constructivisme sont en fait, comme chaque idéologie, des états limites entre lesquels la vérité paraît se dérober. Et Bourdieu, croyant sans doute trop au pouvoir de sa sociologie, se condamne à un exclusivisme réducteur qui rend sa réflexion parcellaire, même si elle offre constamment matière à penser et est émaillée de passages parfois brillants.
Mon dernier reproche viendra de l'objet que se propose le livre ; mettre à jour une domination et contribuer à la destruction du système qui en est à la base sans la moindre tentative d'appréciation des conséquences qui en découleront. C'est le livre d'un combat a priori noble pour une société plus épanouissante, mais qui, auréolé de la légitimité de sa mission, ne prend pas ne serait-ce qu'une seconde le temps d'apprécier les bouleversements collatéraux qu'il entraîne à sa suite en termes identitaires.
En effet, si des constructions artificielles ont si longtemps contribué à amplifier des différences naturelles bien plus modestes entre les deux sexes que celles que les sociétés représentent, il y est sans doute entré autant d'un besoin de se situer en construisant l'autre comme une entité essentiellement différente que d'une cynique volonté de domination mise en pratique par nos ancêtres masculins primitifs. Ce besoin demeurera toujours, et la sociologie, comme la psychanalyse ou bien la biologie avant elle, aura brillamment contribué à dépouiller l'homme moderne des moyens d'y satisfaire. La libido sciendi, avec Bourdieu, a sans doute ouvert une autre boîte de Pandore.