Chez Rivette on ne fait rien comme tout le monde. Le cinéaste a une vision de la vie qui n'appartient qu'à lui.
Cette vision, il la distribue (comme les cartes d'un jeu plus vaste) entre trois personnages principaux. Trois femmes : Marianne Denicourt, Nathalie Richard, Laurence Côte.
Denicourt semble sortie d'un conte de fée, en fait elle émerge seulement d'une très longue absence (un coma de cinq ans). Elle est celle qui a tout mais ne sait rien, et se trouve prise de vertige face à une représentation de Paris par des temps plus anciens. Le passé est un gouffre face auquel elle se dérobe. Pendant son coma, elle a hérité d'une grande maison dans Paris, mais elle préfère vivre à l'hôtel, "en transition", comme une personne qui ne serait pas d'ici, alors que tout l'y attache avec force.
Laurence Côte est l'adoptée qui n'a jamais connu sa première mère. Derrière elle il n'y a rien de précis, et donc possiblement tout. Elle se laisse obséder par une chanson dont elle cherche les paroles, qu'elle pense avoir entendue bien avant d'être née. Elle travaille à la bibliothèque, trie de grands livres épais et lourds dont l'ancienneté la nargue, elle qui vient tout juste d'arriver à Paris, et qui parle à son chat à défaut de s'intéresser à l'amitié ou à l'amour. Elle poursuit sa quête, ce mystère qui la lie à tous les inconnus et la sépare de tous en même temps, et pourtant ne supporte pas qu'on la reconnaisse.
Nathalie Richard est encore d'un autre genre. Elle circule dans Paris (à mobylette ou en rollers) pour livrer des colis énormes et des fleurs, elle vole, danse, joue plusieurs rôles, embrasse à l'impromptu, réclame son dû, restitue la connaissance (et non les biens). Si libre et si indépendante qu'on pourrait la croire amorale. C'est d'ailleurs sa seule inquiétude : qu'on la juge. Mercurienne, elle se lance dans la ville pour rétablir les liens entre les gens, les mondes et les époques.
Le film est très chorégraphié, parfois chanté. On y voit des personnes tourner sur elles-mêmes, monter, descendre, répondre à la musique comme si elles étaient hypnotisées, jouer et obéir à toutes les règles, même les plus dangereuses, entrer dans des maisons, suivre, poursuivre, se défiler, détruire les vieux papiers. Les hommes sont embrassés, cueillis, surpris, très tourmentés. Les femmes mènent la danse. Mais toujours dans l'ombre d'un père (comme souvent chez Rivette), duquel il faut apprendre à se défaire, quitte à déchoir. Todeschini est peut-être un ange pour Denicourt, mais c'est son père qui l'envoie à ses trousses. Alors comment savoir ce qu'est l'amour ? Le père n'est qu'une voix sur un téléphone, mais tout de même il est là, partout, caché au fond d'un meuble, présent à chaque seconde de sa vie sans qu'elle s'en aperçoive. Il lui faudra beaucoup lutter, et affronter ses peurs pour s'en séparer pour de bon.
Le film circule sans cesse entre ce qui est haut et ce qui est bas : les classes sociales, les sous-sols, les étages, les toits. La vie pour Rivette est ainsi : entre la matière et l'esprit. C'est là, dans cette tension, que se situe toute la fragilité des êtres. Et c'est ce qui les conduit à chanter et danser. Drôle de chemin pour ce cinéaste, qui réalise soudain, à 70 ans, une comédie musicale.