Patrick Brion dit de Lubitsch qu’il est le cinéaste de l’équilibre parfait. Selon lui, le réalisateur d’origine allemande émigré au états-unis en 1928 (où il mourra en 47, à Bel Air) est celui qui, entre tous, sait le mieux ne jamais trop en faire. Comme nul autre, il sait où et quand s’arrêter, doser avec génie ses ambiances, marier les contraires. On aurait bien du mal à donner tort à notre ami critique, meilleur ami des bonus DVD.
L’enfer du décor
Trouble in Paradise, c’est évidemment un plan d’ouverture qui nous montre ce qu’est aussi et surtout Venise: une barge chargée de poubelles poussée par un autochtone à la gouaille vibrante et sonore. Le premier quart d’heure est un moment de pure jubilation dans lequel tout Lubitsch est condensé: délicieuse amoralité (quelle liberté de ton et d’esprit, quelle gifle à tous ceux qui voient les années 30 comme corsetées et guindées. N’oublions pas que le code Hays ne sévira que deux ans plus tard), servie par une forme somptueuse qui ne cache rien de l’intensité et l’âpreté des sentiments. A l’image du plan d’ouverture, on voit en permanence le fond et la forme, l’apparence et la réalité, sans jamais se départir de cette bonne humeur et de cette légèreté qui font de ce film un délice.
Les deux côtés de la pièce
Bien sûr, on pourrait avancer que l’essentiel du bonheur du scénario vient de la pièce de théâtre d’Aladar Laszlo. Mais ce serait se montrer parfaitement aveugle aux mouvements de caméras gracieux et précis du maître allemand, et passer sous silence les innombrables idées de mise en scène que propose le film. Qu’il me suffise de citer cette soirée chargée de tension sexuelle et de jalousie féroce, résumée en un unique plan fixe sur une horloge, qui égrène les heures.
Ce serait aussi et surtout ne rien dire ou voir du talent fou de ses interprètes, et particulièrement celui, bien entendu, de son couple principal. Herbert Marshall acteur trop discret (qui se souvient qu’il tourna avec tous les plus grands, comme Hitchcock, Premminger, Wyler, DeMille, Sternberg, Tourneur, Lumet, Vidor, Huston, Dassin, Duvivier ?) et Miriam Hopkins forment une association détonante, pétillante, charmante, virevoltante et désarmante.
Gaston la classe
Au final, le plus jouissif dans tout ça est l’intelligence absolue de l’ensemble. Les faux semblants des escrocs charmants ne sont pas plus condamnés que les artifices de la haute bourgeoisie, chacun n’étant finalement cadré qu’à hauteur d’homme (et de femme, bien entendu, l’égalité de traitement concernant autant le sexe que l’argent), et jugé qu’à la réalité de ses sentiments.
Si l’ouverture du film n’est pas loin de la perfection, ce n’est que pour mieux annoncer une conclusion toute aussi réussie, qui détourne parfaitement et jusqu’au bout les codes d’une société légère mais corsetée. L’humour et l’amour font voler toutes les conventions en éclat, pour un plaisir qui reste parfaitement intact plus de 80 ans après.
Il parait que le talent et le génie n’ont pas d’âge.